Voilà ce qui arrive quand on entre "Trzewiczek, the Arsonist" dans le premier traducteur venu: on fait une découverte lexicale stupéfiante qui entre-ouvre des perspectives sémantiques proprement ahurissantes.
Trzewiczek est la portion patronymique de Ignacy Trzewiczek, l'auteur du jeu débridé qui nous occupe, un bon pote de Michal "Neuroshima" Oracz dont il décline l'univers - la bande des polonais de chez Portal quoi.
Or, figurez-vous qu'en bon françois, Trzewiczek veut dire "chaussure". (et Oracz veut dire "Laboureur" au passage)
Et Ignace Chaussure voyez-vous, est un sacré arsonist.
Arsonist?
C'est le mot sur lequel je buttais au départ: je lis l'anglais sans trop d'anicroches, mais je ne connaissais vraiment pas ce vocable-là. Il se traduit par "Incendiaire".
Ignace Chaussure, l'incendiaire.
N'importe qui irait immédiatement voir un film intitulé comme ça.
De fait, c'est le titre d'une chronique lue sur le forum idoine de BGG, et cette chronique me semble être - avec ce qu'il faut maintenant de recul - des plus perspicaces.
Alors du coup, plutôt que d'allonger un avis brassant poncifs et répétitions inutiles, je me propose de traduire tout bêtement cet article enflammé; enfin, traduire; plutôt reformuler l'idée générale, en lui greffant quelques considérations puissamment édifiantes. Vous allez voir:
"[ Chaussure, l'incendiaire.
Dans les articles traitant de la conception de jeux de société, une règle de bon sens très couramment citée veut que les actions qu'un joueur peut entreprendre ne devraient jamais avoir un rapport coût/bénéfice trop avantageux, sans quoi tout contrôle serait perdu sur le déroulement du jeu qui finirait logiquement par exploser. C'est le régime de la pénurie. C'est l'économie de la contrainte.
Dans la plupart des jeux de gestion, vous vous débattez avec trop peu d'actions pour dépensez vos maigres économies et construire un "moteur" rentable qui ronronnera tout au long de la partie.
Avec son 51ème État, Ignace Chaussure objecte qu'il y a trop de choses intéressantes à faire dans un univers post-pop-apocalyptique pour perdre son temps avec ces conneries de rentiers pantouflards.
Non. En purgeant des règles de l'ancienne édition quelques points intermédiaires restrictifs pour en faire une version spectaculairement plus fluide (et lisible), il semble qu'Ignace Chaussure a sciemment contrevenu à quelques règles basiques du game design le plus élémentaire.
Alors que la grande majorité des concepteurs de jeux de gestion & stratégie donnent à leurs joueurs un ensemble d'outils interdépendants pour construire laborieusement leurs machines à marquer des points de victoire, Chaussure, lui, donne à chaque joueur une grosse boîte d'allumettes, une brassée de mèches, une paire de gros ciseaux et un chargement de barils de poudre à canon.
Le premier joueur qui les fait exploser a gagné.
Ignace Chaussure est un incendiaire.
Sur ce, expliquer les mécanismes de base de 51st State n'est pas bien compliqué:
- Toutes les cartes sont des lieux qui ont une distance comprise entre 1 et 3, et peuvent être utilisées de trois manières différentes: Construire/Marchander/Piller.
- Pour entreprendre ces actions, vous devez convertir les ressources qui leurs sont associées (Engrenages/Pétrole/Flingues) en un nombre de marqueurs "Contact" Gris/Bleus/Rouges égal à la distance indiquée sur la carte.
- Quoi que vous fassiez avec ces pions de Contact, cela vous rapporte immédiatement des ressources que vous pouvez réinvestir dans la foulée.
- Ajoutons à cela la possibilité de développer un lieu en lui substituant un autre lieu de même type (avec des Briques cette fois-ci), et vous pouvez enchaîner direct sur la partie de chauffe.
Simpliste et, nous allons le voir, scandaleusement permissif.
Vos premières parties de 51st State risquent en effet de picoter votre cortex préfrontal infralambic:
La première carte piochée semble trop bonne, bizarrement trop puissante, une sorte d'atout décisif de fin de partie qui vous fait gagner deux points de victoire d'entrée de jeu. Avec la deuxième c'est pareil, mais elle augmente aussi votre gain de ressources au prochain tour. La troisième est peut être plus indirecte, mais elle vous permettra de piller quelque chose d'utile chez un autre joueur tout en vous assurant quelques points de victoire supplémentaires, et puis elle devrait pouvoir se combiner avec la première... Attendez! n'oubliez pas que vous pouvez aussi utiliser la main d’œuvre que votre état génère au début de chaque tour pour obtenir une nouvelle carte et son lot de nouvelles options bien dodues... Un déluge de choix pour une marge de manœuvre jusqu'au-boutiste: Tant que vous avez de quoi agir, vous agissez, jusqu'à épuisement total de vos ressources tombées du ciel, qui de toute façon disparaissent à la fin du tour. C'est donc sa consommation qu'on optimise, on fait la chasse au gâchis - on construit, on fait des affaires, on organise des raids, et dans tous les cas on en tire un bénéfice immédiat qui ouvre sur d'autres actions potentielles. Une vraie piscine à balles.
Alors, prenez tout de même un petit temps d'inventaire avant de passer votre tour: Vous oubliez sûrement un dernier truc retors qu'il est encore possible de faire en convertissant cette petite ressource solitaire qui vous résiste obstinément.
Au second tour, la bleuzaille devient fébrile et rouspète:
- "Ce jeu est fumé: je peux faire dix fois cette action et exploser le score!"
Insensé! Il n'y a pas de fumée sans feu, et une belle explosion, ça se mérite - de toute façon c'est exactement comme ça que ça doit se passer: L'incendiaire veut vous voir mettre le feu au jeu et votre amoncellement de petites satisfactions apporte l'oxygène dont le brasier à besoin.
Plaisir d'offrir, joie de recevoir.
- "Chaque fois que je joue avec cette faction/stratégie, je suis assuré de gagner."
Que nenni, ça ne va pas se passer comme ça. L'incendiaire veut voir qui va casser le jeu en premier, qui va le faire avec le plus d'efficacité en gagnant la course au vingt-cinquième point de victoire. Et vous ne pouvez pas être efficace en jouant de manière totalement planifiée et donc prévisible. De toute façon, vous aurez trop vite trop de possibilités pour faire des plans sur une seule comète: vous allez être saturé d'opportunités et de choix (cet avis aurait d'ailleurs pu s'intituler "Lost in Transactions").
- "Je viens de construire un putain de combo imbattable."
Réservez vos grossièretés pour le tour suivant, lorsque quelqu'un viendra raser l'un des bâtiments vertébraux de ce combo imbattable, ou quand vous piocherez deux/trois cartes qui vous serviront un combo de la mort qui vous fera vite oublier ce combo imbattable. Dans 51st State, le tour d'avant, c'est déjà la partie d'hier.
- "Si vous vous acharnez à détruire tout ce que je possède, je suis foutu et la partie est jouée d'avance."
Maiiis Non. Si un cuistre s'acharne à raser vos petits bâtiments, ils vous donne juste l'occasion de bâtir quelque chose de plus grand et de plus classe sur les ruines laissées derrière lui. La chose la moins inutile à faire, c'est de vous y préparer lorsque vous voyez des flingues s'accumuler chez votre adversaire: fourbissez alors vos briques et vos cartes! La partie sera disputée jusqu'au bout, n'ayez aucun doute là-dessus.
- "On joue chacun dans son coin, c'est nul."
Mais ne soyez donc pas si définif à la fin! C'est pas complètement faux okay, mais pour apprécier 51st State à sa juste valeur il faut jouer à fond le thème punky-post-apocalyptique, alors faisons les comptes:
1). Vous avez des armes en veux-tu en voilà (surtout si vous utilisez l'extension New Era)
2). Votre adversaire aligne fiévreusement pléthore de ressources indéfendables (surtout si vous utilisez l'extension Winter)
3). Détruire est au moins aussi important que bâtir (surtout si vous ajoutez l'extension Scavengers)
4). Il n'y a plus de société pour imposer une loi ou une morale et c'est pourquoi vous arborez une crête goudronnée et un grand A tatoué sur le scrotum.
TOTAL: Mais qu'est-ce que vous attendez pour aller piller et raser tout ça?
Une école vient de pousser là, juste en face, avec des vrais enfants à l'intérieur? Parfait! Faites-en vos esclaves lors du prochain raid que vous mènerez chez votre insouciant voisin progressiste. Quoi de plus gratifiant?
Vous préférez jouer à la cool, construire pépère un grand et beau tableau de production dans votre coin? Mais personne ne se soucie de ce que vous voulez. Les raids pour la survie, pour le sport, et pour le style s'intensifient dans l'indifférence générale. Vous n'avez pas le temps de freiner, il faut accélérer, c'est une course et tous les coups sont permis!
Une partie se torche en quelques tours de piste longs, denses et tumultueux. Quatre, peut être cinq tout au plus. La planification ne résiste donc pas longtemps aux vicissitudes de ce petit monde toujours sur la brèche, imprévisible, pressé et agressif. Les options se démultiplient comme des flammes sur un bâtiment en feu et il s'agit d'y balancer la plus grande quantité d'huile possible.
À la fin, quand le jeu finit par exploser sitôt le vingt-cinquième point de victoire soufflé par le joueur le plus nerveux, il ne reste plus grand chose du régime de pénurie et de l'économie de la contrainte, consumés en même temps que votre cortex dans un grand feu de joie, allumé par Trzewiczek, the arsonist. ]"
L'article-souche:
(obrigado Igor Knop)