A Few Acres of Snow est un jeu réellement fascinant. Mais, dès lors qu'il s'agit de définir plus avant
comment tout cela fonctionne, par quelles dynamiques il est traversé, et pourquoi il passionne
autant, les choses deviennent autrement plus difficiles. Coquetterie, argument marketing, ou réelle
honnêteté, Martin Wallace avouait lui même ne pas être allé au bout, lors des phases de tests, des
possibilités offertes par le jeu. Et l'on veut bien le croire. Il y à là en effet une grande richesse et une
forte singularité qui rendent difficile les tentatives de le cerner vraiment. Je vais essayer, toutefois, de
décrire dans les grandes lignes ce qui se joue dans ces "quelques arpents de neige" et les
impressions qu'il laisse. Même si j'ai déjà un certain nombre de parties à mon actif, et que j'ai lu d'une
manière assidue beaucoup de choses s'y rapportant, j'ai encore l'impression d'en être aux premières
impressions. Ce qui suit sera donc forcément incomplet, mais les collègues qui m'ont précédé ont
déjà bien déblayé le terrain.
On a parlé, un peu hâtivement, à propos de A Few Acres of Snow, de "Dominion avec un thème", de
jeu "card driven", voire de "wargame". Tout cela est vrai, dans une certaine mesure, si l'on prend ces
termes au sens littéral. Et si l'on tient compte du fait que ces éléments sont largement réinterprétés
par l'auteur. A ce propos, on pourrait d'ailleurs considérer la production actuelle de Wallace comme
des tentatives successives d' appropriation d'influences extérieures, doublées d' une volonté de se
tourner vers le "grand public". Alors que jusqu'à présent il pouvait donner l'impression d'être très
hermétique à tout cela, il semble se positionner autrement. Et le résultat est vraiment plaisant. Cette
hypothèse qui ferait de A few acres... un jeu consensuel et grand public provoquera des sourires chez
plus d'un, tant ce jeu est étrange, mais elle n'est pas si farfelue qu'elle en a l'air. London, déjà, donnait
cette impression de proposer une vision très personnelle de ce qu'est un jeu de cartes assez léger, à
la portée de tous. On y retrouvait des dynamiques familières (le système d’icônes, les zones du
plateau, les ressources, les contraintes des pauvres et des prêts), mais celles-ci étaient organisées
bizarrement, et allaient selon un rythme très étonnant; bien qu'en terrain connu, on était fortement
désarçonnés. A Few Acres et, dans une moindre mesure, Le Disque Monde, semblent poursuivre ce
travail et le pousser encore plus loin. On trouve d'ailleurs entre les trois nombre de correspondances,
qui ne se limitent pas à l'utilisation de cartes et d'icônes, mais vont bien au delà, en particulier dans
la volonté, très prégnante ici, de restituer une ambiance.
Si Dominion est une influence assumée, l'auteur n'en garde ici que le squelette, l'épure, la routine.
Certes, la mécanique principale va consister à construire son deck peu à peu, chercher à l'optimiser
par des ajouts et des retraits. Mais, c'est à peu près le seul point commun. En effet, on a l'impression
que, là où Thunderstone et d'autres après lui, se contentaient d'appliquer une méthode, Martin
Wallace a intégré, digéré, et poussé en avant les possibilités ouvertes par le jeu de Vaccarino. On
réalise d'ailleurs à cette occasion toute la potentialité de ce mécanisme (et le génie de Wallace!).
Une différence majeure, par exemple, réside dans le fait que le nombre de cartes est bien plus réduit
et, surtout, différent au départ pour chaque joueur. On pourrait aussi évoquer le système de la
réserve, qui amène une dynamique singulière. L'autre variation, sur laquelle nous reviendrons, est
que la mécanique est ici complètement au service de l'histoire, et non l'inverse. Quant à parler de
card driven, c'est aller un peu vite: les cartes, certes, organisent la pratique et les possibilités offertes,
mais on est trop loin des canons du genre pour le raccrocher à cette mécanique. Surtout, il ne faut
pas oublier que là où Dominion était un jeu de carte assez pur, AFOS introduit un plateau. Et que
celui-ci est loin d'être anecdotique. Les connexions, les lignes de ravitaillement, les emplacements
des villes, les distances vont prendre une importance considérable dans la partie. Avec les combats
incessants et la volonté de coller à l'histoire, c'est un des éléments qui, n'en déplaise aux puristes,
rend la référence au wargame la plus pertinente des trois au final.
D'abord, il y a un thème passionnant, immédiatement romanesque. Celui-ci est remarquablement
servi par les illustrations de Peter Dennis, l'illustrateur attitré de Wallace, probablement un de ceux
qui est le plus sous-estimé actuellement, dont le talent éclate ici au grand jour. La couverture à
l'indien est particulièrement engageante, le livret également; le plateau est très sobre, très bien
réalisé, et les cartes sont superbes. Voilà qui, s'il en était besoin après Byzantium et God's Playground,
mettra fin au lieu commun qui voudrait que les jeux de l'auteur seraient esthétiquement laids. Plus
encore, ce thème est exploité de manière très intéressante. Chaque carte a sa logique propre,
comme, par exemple, pour ce qui est des ressources qu'elles pourvoient. De même, il est très
intéressant, que la construction et la déconstruction du "deck" se fasse en fonction de l'avancée sur
le terrain ou d"éléments thématiques. Un exemple typique: coloniser une ville amène de nouvelles
ressources dans sa main, la perdre lors d'un siège rend la carte correspondante inutilisable. C'est
simple, c'est fin. En ce sens, le jeu est éminemment wallacien: la mécanique, qu'elle soit inventée de
toute pièces pour l'occasion ou, comme ici, empruntée, est tordue pour être mise au service de
l'histoire. L'affrontement entre Français et Anglais, la place des indiens et des colons, l'influence du
terrain, les logiques propres à chaque camp, de même que la tension de la guerre, sont
remarquablement restitués.
Le jeu est assez "nerveux", tendu, incertain, traversé par des moments de progression rapide et
d"autres de stagnation. C'est d'ailleurs l'un des éléments qui fascine dans cet ouvrage, cette
capacité, à travers l'inertie progressive du deck, à restituer l'impression de s'embourber peu à peu
dans la neige et de devenir vulnérable. Plus votre empire grandit et plus il est compliqué de se
mouvoir, de régair. Là où Dominion donnait l'impression de progresser selon un rythme exponentiel
assez mécanique, ici les choses sont plus chaotiques et imprévisibles, et nous réservent parfois des
surprises. Là où l'on pouvait parfois être conduit à des considérations assez "techniques", et
finalement assez circulaires et vaines, cette même recherche d'optimisation est au service ici d'une
stratégie plus globale. On ne se dit pas, "je vais acheter un festival pour faire un plus deux aux achats
et monter en puissance pour l'achat des provinces", mais plutôt "qu'est-ce qu'il me prépare avec ses
indiens ? Est-ce que je ne devrais pas songer aux barricades ?" Autrement dit, un monde les sépare.
Autre exemple, la façon dont les sièges sont pensés, préparés et conduits est remarquablement
thématique. C'est une idée mécanique très simple, très originale, une des nombreuses qui
parsèment le jeu, et elle amène vraiment quelque chose à l'histoire. Une grande tension en découle.
Il sont résolus avec les cartes, donc avec une dose de hasard liée au tirage, mais demandent du
temps pour en venir à bout. Renforcer, maintenir, ou abandonner le siège seront des choix important
à opérer dans une partie. D'autant que cette dimension du jeu est finalement assez subtils, tant dans
ce qu'on a à y gagner qu'à y perdre. De même, les raids, les déplacements, les contraintes liées à la
colonisation, et j'en passe, sont des idées brillantes.
Un autre élément très intéressant réside dans l'usage qu'il fait de l'asymétrie. En effet, du thème, de
l'histoire, découle l'exigence de mettre en présence des forces qui ont des moyens, des
implantations, des situations de départ très différentes. Le thème toujours. D'abord la restitution de
l'histoire, ensuite la recherche d'un certain équilibre: ne conception qui, encore une fois, n'est pas si
éloignée de celle du wargame. Anglais et Français s'ils partagent les mêmes conditions de victoire
sont traversés par des logiques bien différentes, tout simplement parce qu'ils ne possèdent pas les
mêmes moyens pour les réaliser. Ne serait-ce parce qu'au début du jeu, l'un commence avec plus
de points potentiels que l'autre. L'argent, le nombre de cartes en main, les cartes, les possibilités sont
différentes. Cette asymétrie, qui trouve à s'équilibrer sur le terrain, rend la pratique de l'un ou l'autre
camp assez différente et variée. En raison des nombreux axes de développement, des conditions de
victoire nombreuses, il convient d'être constamment très attentif à l'autre, à ses possibilités, à ses
intentions, à la manière dont il construit son jeu. Les cartes qu'il prend -- par exemple, s'il part sur
une stratégie de raid ou militaire --, couplées à ses positions sur le terrain, amènent à réagir en
fonction. Les choix à opérer sont multiples, entre défense et attaque. De même, le moment où
terminer la partie sera à surveiller avec attention, car terminer n'est aucunement une garantie de
victoire.
En pratique, plusieurs logiques se croisent: expansion territoriale et fortification, militarisation,
escarmouches dans la forêt, siège des villes, recherche de financement. C'est un jeu assez tendu, qui
donne l'impression de possibilités énormes. Il y a beaucoup de choses très intéressantes à faire ou a
réaliser, qu'il serait fastidieux de décrire en détail. La vulnérabilité des unités aux francs-tireurs qui
mènent des embuscades, les moments où porter ses attaques, la manière d'épurer son deck ou de
le faire tourner, la protection de ses villes, tout cela donne matière à réflexion. Cela est d'autant plus
vrai que la carte, même si elle semble réduite, est très ouverte. Par exemple, il est parfois difficile de
réaliser qu'on est vulnérable à un raid ou que l'Anglais qui est rentré dans les terres nous menace. Les
longs sujets stratégiques -- encore plus longs que les questionnements sur les règles... -- sont là
pour donner une impression des possibilités offertes. D'ailleurs, chaque partie s'avère vraiment très
différente, que ce soit dans la durée, les enjeux, le nombre de points de victoire, les conditions de
victoires, et la façon dont elle a été gagnée ou perdue. C'est assez étonnant quand on est habitué
aux durées calibrées.
Bien sûr, cette exigences, ces nombreuses possibilités, comme la volonté de raconter une histoire
passe, comme souvent, par des ambiguïtés, des règles qu'on a tendance à oublier (les localisations
inutiles) des exceptions (la carte Chariot). Cela a nécessité aussi, de la part de l'auteur, une révision
a posteriori des règles (concernant le Home Support, la carte Bateau, les raids, et la Réserve, cf la
FAQ disponible ici). On conseillera d'ailleurs fortement de les adopter, tant ces éléments apportent à
l'usage et sont finalement très logiques. On objectera aussi que c'est typiquement le genre de jeu qui
va favoriser les calculateurs et les optimisateurs pointus aux dépens des aventuriers. Mais ne
boudons pas notre plaisir. C'est un grand jeu. Qui plus est dans un registre que j'affectionne
particulièrement: l'affrontement stratégique à deux. Le succès est d'ailleurs au rendez-vous: les
votants de l'International Gamers Award et des Golden Geek Awards ne s'y sont pas trompés, en lui
attribuant une place de choix dans leur palmarès. Son absence aux nominations des tric trac d'or
cette année, alors qu'il surclassait largement bon nombre des prétendants, n'en semblait que plus
criante, injuste et incompréhensible. Mais sans doute est-ce le lot des jeux à deux, d'être un peu
mésestimés. Le temps jugera ceux qui resteront, et ceux qui seront rapidement oubliés.
Avis originellement publié sur Ludigaume (2012), avant le siège et la chute.