Quand on commence son exploration du monde du jeu de société, Antiquity peut constituer ce
genre d'objet mythique et intimidant dont l'abord est un peu effrayant du fait de l'aura qui les
entoure. L'autre option, plus défensive, étant de considérer cet emballement passionnel autour d'un
jeu comme totalement irrationnel et infondé, et de ne pas s'y intéresser du tout. En tout cas, comme
pour Twilight Struggle ou Maria, la peur de se trouver face à quelque chose d'incompréhensible, de
trop difficile pour nous, un produit réservée à une élite, fait qu'on s'en tient éloigné pendant
longtemps. On peut avoir peur aussi du fait que notre incompréhension de ce qui se joue-là, du
plaisir qu'on peut en retirer, la difficulté à le partager, nous relègue dans un statut pas très enviable
de joueur du dimanche. Qu'on se rassure, même si un monde sépare les Colons de Catane et
Antiquity, il y a une continuité certaine entre les deux, et ce dernier s'avère finalement assez... normal.
Il a ses qualités et ses défauts, les premières permettant largement de supporter les seconds
d'ailleurs. Le pas à franchir vers une découverte d'Antiquity est grand, mais il n'est pas insurmontable.
Et, s'il est difficile d'abord, ce n'est pas tant dans ses données de base (j'avais trouvé Fortunes de mer
bien plus difficile à comprendre par exemple...) que dans ses développements et dénouements
possibles. Qui sont nombreux, riches, touffus, et parfois... douloureux.. La sensation de liberté qui en
découle, alors même que ce jeu n'est que contraintes, est vraiment passionnante.
Pour l'instant, je n'ai en tout et pour tout que deux parties à mon compteur. La première, à l'image de
ce que soulevait Grunt, s'est terminée dans une hécatombe: ma ville ne parvenait plus à contenir les
morts du fait d'une exploration forcenée et stupide. Je fus d'ailleurs rapidement suivi dans la défaite
ou l'abandon par les autres débutants. Le gagnant fut le seul survivant. La seconde est allée au bout
pour les trois joueurs, mais j'étais bien loin d'aborder mes conditions de victoire quand d'autres se
disputaient déjà le final. Pour prendre une image: alors que la régate se terminait, je parvenais tout
juste à stabiliser mon bateau et vaincre le mal de mer. Je suis donc loin de pouvoir faire autorité sur
la question. Pour qui chercherait un avis complet et objectif sur le jeu, outre les propos très justes de
Grunt, des choses essentielles furent écrites, en leur temps, par Loïc Bosnier (Jeudeplateau) et
Fabien Palfer-Sollier (l'auteur du guide stratégique). On pourra s'y reporter pour une connaissance
approfondie du monstre. Pour ma part, je me contenterais de quelques notes, depuis ce point où l'on
perçoit la richesse des possibilités à venir sans véritablement parvenir à les cerner. En effet, à
chaque fois, j'ai ressenti un grand plaisir à le pratiquer, cette sensation très agréable d'être
complètement absorbé dans quelque chose. Et j'ai acquis la conviction que nous sommes en
présence d'un jeu d'exception.
Esthétiquement, la minceur des composants, le choix des teintes, l'abstraction certaine des
bâtiments (juste un nom) et des villes (un Tetris géant... pas forcément la partie la plus convaincante
du jeu par ailleurs) en rebutera plus d'un. De loin, on ne voit qu'une masse informe et peu claire. Mais
ce n'est pas grave puisque Antiquity se regarde de près (les passages, les ouvertures possibles, les
positions de l'autre). On est absorbés. Pour ma part, ces choses-là, ce style affirmé, sont tout à fait à
mon goût. Je ne sais pas quelle influence a eu les choix graphiques de l'éditeur sur certaines
productions ultérieures de Giochix (De Vulgari Eloquentia; Rio de la Plata; Upon a Salty Ocean...) mais
en tout cas c'est un style qui me convient parfaitement. Sérieux, austère, adulte, il indique une
direction claire. Ensuite, comme cela a été maintes fois relevé, les composants sont fin et les
manipulations nombreuses. Poser un jeton de pollution, puis une ressource, puis un ouvrier-cube:
bien sûr que le "gameplay" n'est pas idéal, qu'il est sans doute une des faiblesses de l'ensemble, mais
l'important est ailleurs. Vraiment. Car ce jeu dépasse de la tête et des épaules bien d'autres du
même registre.
Le thème est finalement assez pauvre et peu réaliste, mais sa mise en oeuvre s'avère très
intéressante. Construire une ville dédiée à un Saint, et remplir pour le satisfaire différentes conditions
de victoire. C'est mince. Par contre, la variété des ressources (plus de neuf en tout), des bâtiments,
des pouvoirs, le soin porté à la récolte, l'importance des conditions du terrain, l'exigence de la
construction, le nombre restreint de tours font que l'ensemble est très tendu. D'abord survivre au jeu:
avant que de gagner ce sera la préoccupation première des débutants. Les enjeux conjoints de la
pollution et la famine vont créer peu à peu une force entropique et dévastatrice, mettant en scène
un royaume qui se dévore de l'intérieur, qui pousse à l'expansion (et donc à la concurrence). Plus on
construit, plus on détruit, cela est indissociable. Il est très intéressant d'avoir su intégrer cette
dynamique au milieu d'un ensemble par ailleurs très fouillé. Mais cela n'est pas évident à manier.
Surtout que même les experts ne vont pas chercher à éviter ces phénomènes, seulement à les
maintenir à un niveau acceptable. Ce n'est qu'un des exemples des dynamiques mises en oeuvre qui
furent par la suite reprises dans de nombreux jeux.
Vers la fin de la partie, quand les villes sont remplies de tombes et le terrain couvert par la pollution,
la comparaison est saisissante: nous pourrions nous trouver dans un wargame se donnant pour
objet de reconstituer la bataille de Verdun; hexagones, terrains différenciés, tuiles minuscules,
couleurs détrempées et comme boueuses desquelles émergent le rouge vif des tuiles Pollution, tout
semble aller dans ce sens. La comparaison n'est d'ailleurs pas qu'esthétique et n'est certainement
pas fortuite: malgré ses dehors de jeu de développement assez classique, bien des enjeux présents
dans Antiquity (politique de la terre brûlée, production de camps avancés, conquête et pénétration
territoriale, encerclement, envahissement ou étranglement de l'adversaire, provocation de la famine,
mise hors jeu des autres par mort subite) viennent souligner cette dimension guerrière. Entre
adversaires de même niveau, l'enjeu ne semble pas tant être de construire un développement
équilibré, durable et esthétique que de mettre en place une machine de guerre conduisant à épuiser
la terre, à étouffer l'autre. D'autre part, une volonté "simulationiste" assez poussée ainsi que l'usage
d'une certaine abstraction (les bâtiments ne sont représentés que par des noms), viennent encore
renforcer cette sensation que nous sommes plus proches du wargame que du jeu de plateau. Pour
dire les choses clairement, Antiquity est un jeu qui va en reléguer plus d'un tant les autres semblent
vraiment fade en comparaison. Pour moi, il y a clairement eu un avant et un après. D'autant que, très
agréable surprise, malgré les enjeux très riches, la durée est finalement bien contenue. Il serait
vraiment dommage de ne pas se donner la peine de l'explorer.
Avis dans son jus de 2012, originellement publié sur le site Ludigaume (RIP)