Hiver 2013.
Quelque part dans le trou d'balle des Pyrénées ariègeoises.
Un couple de bons potes m'a invité pour passer le nouvel an au frais.
J'y vais avec ma meuf. Je sais qu'un autre couple d'italiens sera de la partie. Je sais aussi que tout ce petit monde tâte timidement du jeu de société, de loin, genre Catan et Carcassonne; point.
Alors dans ma p'tite tête ça bouillonne en circuit fermé: ça va être à la cool, le gros temps va tambouriner aux carreaux, il y aura une cheminée et de la bonne gnole, bingo! C'est l'occasion rêver pour débarquer avec des trucs un peu plus fun et/ou costauds, c'est la configuration idéale pour s'enfoncer dans de longues parties bien douillettes au coin du feu.
Oui mais des parties de quoi?
Il y a des contraintes incompressibles: j'arriverai de je ne sais où avec un p'tit sac-à-dos de 45 litres, pas plus. Je pourrai pas trimballer une grosse boîte là dedans. Et puis, et puis, on sera six (à ce stade la dimension italienne de l'équation est recluse dans je ne sais quel cachot de mon subconscient).
Alors je repense à ce petit bouquin rouge que j'ai acheté deux ou trois semaines auparavant pour sa couverture à la vertigo et pour son titre: Fiasco.
Un rapide survol de la quatrième avait fini de me hameçonner, le contenu m'avait carrément rendu fébrile.
Pourquoi pas?
Pourquoi pas carrément un jeu de rôle me dis-je, comme aveuglé par un enthousiasme irrationnel relevant du pur fantasme érotico-ludique ou quasi tel.
À ce stade prématuré je n'avais encore joué aucune partie de la chose, mais son principe me paraissait suffisamment rapide simple souple et malin pour que je conçoive le projet saugrenu de me lancer dans l'aventure avec une tripotée de noobs inter-sidéraux qui, au mieux, considérait ce genre de passe-temps régressifs avec un mélange sournois de curiosité bienveillante et de gêne réflexe...
Je misais tout sur le cadre, j'anticipais la gnole, je pariais sur une culture cinématographique nécessairement partagée, je comptais sur ma capacité à embarquer tout le monde dans les écheveaux d'une fiction élaborée dans la recherche collective du "beau jeu".
J'étais jeune alors, j'avais beaucoup trop de cheveux.
Durant les deux premiers jours je tâte le terrain, j'enquille sans broncher les sessions de Catan et de Carcassonne, je glisse quelques allusions, je pitch à qui mieux-mieux jusqu'à susciter suffisamment de curiosité... enfin cette courtoisie de principe que je prend alors pour de la curiosité.
Puis, par un après-midi venteux comme le cul de mon grand-père, nous nous sommes installés autour d'une table garnie de quelques zakouskis et de 24 dés noirs et blancs. J'ai commencé l'explication du principe général, des tenants, des aboutissants... le silence s'est abattu sur mon auditoire, alors que ma conférence s'embourbait dans un soliloque entrecoupé de "...et après heuu... attendez faut que je vérifie un truc dans les règles..." et autres "... bon ça c'est pas grave on verra au cours de la partie..."
Une boule pesante grossit dans mon estomac, qui se contracte lentement.
J'aurai pu tout arrêter là.
J'aurai du tout arrêter là.
Mais je poursuis, et déclare qu'on peut se lancer, qu'on verra bien, que de toute façon c'est hyper-intuitif et qu'il faut se laisser aller. Les italiens acquiescent en souriant, mais j'ai la curieuse impression qu'ils s'adressent à un point flou situé quelque part derrière mon épaule gauche.
Quelqu'un lance les 24 dés.
Trop fort.
Un bon tiers d'entres eux tombe sur le plancher en rebondissant tous azimuts.
Un certain nombre de minutes s'écoule avant que nous les retrouvions tous.
On recommence.
À tour de rôle chacun choisi des éléments de cadre, de relations, de besoins, d'objets, etc... Ça prend un temps dingue, ça part dans tous les sens, je sens que deux participant.e.s sont déjà ailleurs.
On débute enfin l'acte I, c'est-à-dire qu'on commence à distribuer des scènes et à les "résoudre" pour forger une intrigue intéressante peuplée de personnages dotés de motivations à la fois crédibles et suffisamment contradictoires...
Survient une brève épidémie de bâillements irrépressibles; personne n'a trop d'idée, personne n'ose se lancer franchement dans une interprétation aussi périlleuse qu'improvisée, il y a des blancs, un joueur meuble en ironisant sur le titre du jeu chaque fois qu'il le peut, un malaise s'installe au coin du feu.
Alors que le premier acte s'achève laborieusement et n'importe comment, quelqu'un se propose d'aller préparer une camomille, un autre s'exfiltre aux toilettes, un téléphone sonne, une pose clope s'abat sur les plus affaiblis, dont je fais partie.
Dehors une brève éclaircie fait exploser la majesté placide des montagnes environnantes.
J'ai soudain envie de me volatiliser dans ce décor.
Je suis redescendu sur terre.
Fin de la partie.
Fiasco garanti.
Ça c'est de la mise en abîme!
On ne peut concevoir pires circonstances pour aborder ce jeu tout à la fois systématisé, grand ouvert, et furieusement exigeant. Certes!
Mais tout de même, derrière une ossature de prime abord évidente, l'explorateur débonnaire sera quelque peu désorienté par un magma de règles chargé de conseils obscurs et de mises en œuvre abstraites finalement assez peu intuitives.
Les auteurs partent d'un postulat gouverné par un optimisme forcené: leurs joueurs sont des joueurs modèles, des gens alertes, impliqués, perspicaces, proactifs, confiants, cousins des frères Coen, un tant soit peu coutumiers des jeux de rôles ou de l'improvisation déclamatoire... sans quoi tout reposera sur les épaules musculeuses d'un guide expérimenté, même la gauche.
Pas facile.
Fort de cette première épiphanie, j'ai depuis apprivoisé ce moteur à fiascos; et si ça ne marche toujours pas comme sur des roulettes à chaque tentative, je compte maintenant quelques sessions particulièrement mémorables où le collectif des joueurs a su accoucher d'un scénario délicieusement tordu et catastrophique, un vrai synopsis de nouvelle, de film, de BD. Bref, on a forgé une intrigue crédible en reliant et en incarnant une poignée d'éléments disparates, parce qu'on y était disposé, prêt à rebondir sur chaque proposition, habile à réorienter une situation trop conventionnelle ou trop alambiquée, toujours prompt à offrir une belle scène à un joueur lorsque cela s'impose dans l'intérêt supérieur de l'intrigue qui doit se nouer comme il faut, puis se dénouer dans un paroxysme de plantages cinégéniques...
C'est pas gagné les amis.
Mais ça vaut quand même le coup d'essayer.
Quoi qu'il se passe, le fiasco est garanti.