Rarement, un jeu m'aura laissé à ce point dubitatif et partagé. Les parties se succèdent, toutes
différentes, certaines plus enthousiasmantes que d'autres, sans qu'il soit possible de vraiment définir
ce qui se joue-là. Je lui reconnais d'évidentes qualités, bien évidemment, je ne suis pas aveugle. Et
parmi elles, justement, l'innovation n'est pas des moindres. Il nous laisse en effet avec la sensation de
ne s'être jamais confronté à une chose pareille, aussi étrange, inhabituelle. Il n'est vraiment pas
facile à percer à jour. Voire, il a tendance à brouiller les repères existant, en particulier ceux qui
séparent goût et dégoût, tant il va sur un terrain inhabituel. Mais au final, malgré le plaisir que j'ai pu
retirer de ces nombreuses parties à deux, il n'a pas encore rejoint mon "top". Il est resté bloqué dans
les étages inférieurs. Pour l'instant en tout cas. [edit, depuis la rédaction de cet avis, il est dans le top]
Il faut en tout cas saluer bien bas le travail d'édition réalisé par Iello, qui s'avère particulièrement
soigné et efficace. Le format de boite, inhabituel, est intéressant et pratique. Les cartes et les aides de
jeu qui constituent l'ensemble du matériel sont très bien réalisées, vraiment solides et fiables. La
refonte presque totale des cartes, tout en préservant l'ergonomie initiale, a rendu l'ensemble
vraiment séduisant. Je ne suis pas forcément conquis par le style graphique, mais lui reconnais au
moins une certaine efficacité. Les icônes, comme les couleurs, se distinguent clairement. Après Le Roi
des Nains, c'est une autre franche réussite. Le seul bémol est inhérent au type de jeu: comme il y a
beaucoup de textes, on passe beaucoup de temps, au début au moins, à lire les cartes de son
adversaire et les siennes. Parfois on oublie de le faire, ou l'on a pas envie, et malheureusement cela a
un impact sur le résultat. Mais je ne vois pas comment ils auraient pu faire autrement, tant les effets
sont détaillés.
Malgré des règles extrêmement simples et épurées, la pratique n'est pas évidente au départ, car les
concepts mis en oeuvre (archivage, décalage, mise en jeu, recyclage) sont assez particuliers. Une
légère déconvenue, d'ailleurs, provient du fait qu'il s'agit, malgré la thématique appuyée, d'un jeu
complètement abstrait. Bien sûr, cette appréciation est subjective, et certains s'étrangleront en lisant
ces lignes, puisqu'ils y verront au contraire un jeu très thématique. Mais quand même: le plaisir qu'on
peut en retirer est plus à rechercher, à mon sens, dans l'esthétique mécanique, l'innovation ludique,
que dans l'histoire qui se déroule sous nos yeux. C'est ce qui reste après coup, plus que la découverte
du monothéisme, les premiers temps de la Renaissance ou la conquête spatiale. Le fait que
l'habillage des cartes mette en scène avec grand soin des époques (des premiers âges à l'ère
numérique) et des inventions majeures qui ont jalonné l'histoire (la roue, les mathématiques, les
cellules souches, etc.) ne fait qu'accentuer le déception. Il est possible, sans doute, que les effets des
cartes, présentés sous forme d’aplats de texte venant compléter les images, soient connectés avec
la nature de l'objet présenté, mais on ne le sent pas vraiment. Comme chez Stefan Feld, la
construction mécanique est brillante et esthétiquement fascinante; mais, de ce fait, elle affleure et
occupe le devant de la scène. Un peu trop à mon goût, en tout cas. Ce n'est pas ce qui m'excite,
même si je peux comprendre qu'on se passionne pour les combinatoires.
Ce qui est fascinant, et ce que beaucoup ont d'ailleurs déjà souligné, c'est l'impression très
mouvante qui s'en dégage. On a parlé, sans doute de manière impropre, de chaos. On s'en
approche, mais en même temps, s'il existe bel et bien, il est très maîtrisé. Comme dans Gosu, auquel
il me fait irrémédiablement penser, les choses sont très changeantes: d'une part parce que, au sein
des cinq couleurs disponibles, on va construire par empilement successifs, remplaçant les cartes
usagées par d'autres plus productives; d'autre part parce que l'interactivité est complètement
débridée du fait d'effets dévastateurs: vol, destruction, dégradation sont au programme. Enfin,
l'évolution dans les âges produit des effets et des combinaisons de plus en plus puissants,
occasionnant des retournements de situations très important. Il est d'ailleurs vraiment fascinant de
voir comment, dans une durée de partie finalement assez courte, toute une dramaturgie peut
prendre corps. On ne maîtrise pas grand chose et, ce qui d'ordinaire est source de déplaisir, devient
ici assez amusant. Se confronter à l'autre, tout en tentant de surfer sur les vagues déclenchées par le
jeu, est une sensation très agréable. Je m’aperçois que c'est un type de pratique que j'aime
beaucoup. Déjà, Le Disque Monde de Wallace, qui mettait en oeuvre des vagues de ce type, m'avait
amusé. Ici, la tendance est beaucoup plus appuyée et pensée. Et donc franchement plus
intéressante. Les décisions à prendre, entre autre quand il faut virer de bord, sacrifier de l'influence,
lancer un dogme, donnent quelques choix intéressant. On prend, par ailleurs, un grand plaisir à
saccager les ouvrages de l'autre (pillage d'influence, vol de cartes, contraintes diverses). On tremble
de ne pouvoir égaler le nombre de symboles de l'adversaire et de devoir subir un dogme de
domination plusieurs tours durant. La nécessité de monter en puissance, de manière coordonnée, en
influence et en niveau de cartes, pour dominer une période produit une dynamique très
intéressante. On bloque parfois. Une grande incertitude demeure sur les six dominations à acquérir.
En raison de cet univers très changeant et complexe, je n'envisage même pas d'y jouer à plus de
deux, pressentant qu'il aurait plus à perdre qu'à gagner en ajoutant des couches de complexité
supplémentaires.
Sur le strict plan de la construction mécanique, considéré, donc, un peu froidement, Innovation est
une perle. Les principes de décalage, de dogme, de domination, d'influence, de coopération, et,
globalement, tout ce qu'il parvient à mettre en oeuvre avec un matériel restreint est assez génial.
C'est un auteur vraiment singulier, qui ne ressemble à aucun autre. Pourtant, il me manque quelque
chose. On sent, en effet, que pour apprécier pleinement ce jeu il faut aller le plus loin possible dans la
connaissance des cartes et dans l'apprentissage de leurs interactions, dans le décryptage du
système. Et que celui qui aura l'esprit le plus mathématique sera à même de parvenir à ses fins. Le
jeu, en ce sens, est faussement chaotique. Les rythmes qui se déploient, les combinaisons, les
retournements ont quelque chose de très beau, mais d'un peu désincarné. On touche vraiment à
l’exercice intellectuel. Je le vois bien dans les arguments des gens qui cherchent à m'en convaincre:
explorer des possibilités, surfer sur la mécanique, etc. Pour résumer, j'aime. Mais je n'aime pas. Et,
contrairement à beaucoup, cela n'est aucunement lié à l'impression "chaotique" qui s'en dégage, qui,
à mon sens, est un des éléments les plus réussis de l'ouvrage. Ce n'est pas lié non plus à la qualité du
jeu, qui est remarquable, et qui en fait probablement une des sorties récents à découvrir
absolument. Non, c'est plus lié au fait qu'il ne me "raconte" rien. Ou pas grand chose. Mais, soyons
optimiste: puisqu'on me dit bon public, peut-être que le temps changera les choses. D'ailleurs, lui
aussi est un jeu à extensions -- et rien que d'y penser, ça me fait un peu peur. Nous verrons bien
comment les choses vont évoluer. En attendant, je vais continuer à y jouer.
Avis initialement publié sur le site Ludigaume, avant le chaos