Autant l’avouer tout de suite, Isla Dorada est un jeu dangereux.
En effet, sous ses apparences de grand jeu d’aventure familial dans le registre « allons tous ensemble chercher des trésors sur cette île paradisique, les copains », Isla Dorada est probablement le jeu qui m’a amené à observer les manifestations de frustration les plus extrêmes, à tel point qu’il est susceptible de provoquer des états d’hystérie chez les individus qui ne supportent pas de se faire promener sans pouvoir imposer leur choix d’itinéraire… ce sont en général les mêmes individus qui nous pètent un peu les burnes en vacances en groupe, en râlant comme des charretiers dès que le planning des activités ne correspond pas au poil de cul près à ce qu’ils ont décidé de faire.
Autant dire que j’adore ce jeu…
… ne serait-ce que pour voir ces susmentionnés individus véritablement péter un câble sous prétexte qu’on les empêche d’aller claquer des points en se rendant à Kakotapl…. « ben oui… mais t‘avais qu’à avoir plus de yaks, gros malin »… toute petite vengeance qui ne mange pas de pain, mais qui aide à resynchroniser ses chakras… (en même temps, en vacances en groupe, je pense ne pas être un mec trop chiant… moi, on me dit, « on va par là », ben je vais par là, point barre).
Dans Isla Dorada, il faut savoir surfer sur les mouvements de groupe, et forcer son orientation au moment opportun.
Quiconque s’est déjà retrouvé au milieu de la fosse lors d’un concert de ska peut imaginer ce que ressent le néo-joueur lors du début de partie… on ne va pas toujours où l'on veut, on se fait un peu marcher dessus, on tombe parfois les uns sur les autres et on s'éloigne sans vraiment s'en rendre compte de l'endroit où ça pogote et où l'on souhaitait se rendre 2 minutes plus tôt... cela n’empêche pas certains petits malins de se faufiler au bar pour revenir avec 3 bières dans chaque main après être passé aux toilettes puis être monté sur scène histoire de slamer au-dessus du public qui est lui-même en train de nous rouleau-compresser.
Dans Isla Dorada, prendre l’initiative est nécessairement suspect, et tend à déclencher chez ses adversaires une réaction antagoniste au mouvement que l’on souhaitait imprimer au groupe, presque par principe : « j’avais pas spécialement l’intention de t’empêcher d’aller là, mais dans la mesure où ça a l’air de bien te faire chier, je vais pas me priver de t’envoyer ailleurs, et si possible loin». La sagesse impose donc de jouer plutôt en sous-marin.
Sous ses airs chaotiques, il est assez étonnant d'observer la manière avec laquelle les résultats se lissent au cours de la partie... les rebondissements sont nombreux et les 16 tours permettent en définitive d'aboutir à une forme d'équilibre que l'on n'aurait pas nécessairement imaginé après un quart d'heure de jeu, lorsque nos trésors se trouvent à l'autre bout de l'île, que l'on a une main ridiculement faible pour soutenir une enchère, et que l'on a déjà déclenché sa malédiction.
Que les joueurs apprécient son principe ou non, Isla Dorada ne laissera pas indifférent. Les parties sont toujours animées, quasi théâtrales, et sont autant d’occasion d’observer un large spectre d’états émotionnels, avec un pic incontestable en matière de couinage (il est par ailleurs intéressant d'observer le rapport couinage / points d’un joueur à l’issue d’une partie). Chaque étape donne lieu à des échanges plus ou moins musclés mais où la mauvaise foi, les tentatives d’influence et les manifestations d’humeur de tout ordre foisonnent dans ce que l’on peut qualifier de joyeux bordel.
Au risque de me répéter, j’adore.
Il s’agit donc bien d’un excellent jeu.
Alors…
…que s’est-il passé ?
Essayons de comprendre les raisons pour lesquelles cette production plus-que-parfaitement éditée de ce que Bruno Faidutti considère comme étant son meilleur jeu n’a pas rencontré le succès auquel elle était destinée.
Est-ce une question de positionnement ? De difficultés de prise en main pour un public novice ? Naïade a-t-il proposé des illustrations d’une qualité telle que l’on n’ose à peine y toucher ? Ou bien le public n’était-il tout simplement pas prêt ?
Il est vrai que la profusion de cartes aux effets plus ou moins alambiqués peut sans doute s’avérer un tant soi peu déstabilisante pour quelqu’un qui s’attend à jouer aux Aventuriers du Rail.
Par ailleurs, le début de partie, qui consiste à sélectionner ses trésors et sa destinée en fonction de ses cartes, n’est pas particulièrement intuitif et peut rebuter les moins aguerris. Cette étape est cependant essentielle puisqu’elle conditionne les grandes lignes du parcours de chacun des protagonistes.
En parallèle, les joueurs qui déclenchent des crises d’asthme lorsqu’ils ne contrôlent pas leurs déplacements à 100% lui reprochent sa nature un brin chaotique et le fait de subir de manière un peu trop fréquente le mouvement du groupe (toutes celles et ceux qui ratent un trésor à 5 points situé tout juste à une piste de kamel peuvent en témoigner).
Pas véritablement core, pas simplement familial, Isla Dorada inaugure peut-être le registre du jeu cormilial (ou familiore), ce qui pourrait résumer assez approximativement la ligne éditoriale de FunForge.
Il est temps à présent de résumer les points clefs de cet avis :
- un charretier,
- des chakras,
- un rouleau-compresseur,
- un sous-marin,
- de l’asthme