Jekyll vs Hyde arrivait précédé d'une rumeur favorable mais discrète, et je l'ai pour ma part abordé
au départ avec un grand scepticisme. Les jeux à deux ne manquent pas, la production étant tout
aussi abondante qu'inégale, ce qui permet d'avoir vraiment le choix. Un créneau que j'apprécie, si
bien que ma collection est déjà fournie, avec quelques sommets indépassables auxquels je
consacrerai un prochain article. Je remarque ainsi qu'une partie des jeux à deux qui passent par ici
repartent au bout de quelques semaines/mois/années, par effet de tamisage, une fois passé le vent
de fraicheur. Parfois, parce qu'ils n'apportent pas vraiment de plus value aux boîtes existantes,
parfois car ils ne rencontrent pas l'unanimité, malgré leurs qualité évidentes, comme Roméo et
Juliette ou Hanamikoji, dernièrement.
Concernant les jeux de plis à deux, catégorie à laquelle on pourrait vaguement raccrocher JvsH, c'est
un plus compliqué, car il n'y en pas tant que ça. Cela provient peut-être de problématiques de game
design. La limite du nombre des cartes que l'on peut tenir en main, la mécanique un peu routinière
quand il n'y a pas d'autres adversaires, le manque d'aléa ou le trop grand aléa de l'information
cachée, et d'autres éléments structurels auraient, dans cette idée, contribué au fait que le genre est
bien moins exploré que les jeux "à bornes" de type Schotten Totten. Haggis, un classique à la maison,
avait proposé quelque chose de vraiment très bien, mais c'est plus un "climbing game" technique,
pas vraiment un jeu de plis. Le Renard des bois, c'est très bien mais j'aime pas du tout les cartes/le
thème. Claim est assez original dans son genre. Le 66 étonnant mais âpre. Et ensuite ? Donc, cet état
de fait amenait de base une petite curiosité, pour voir comment ce Jekyll allait s'y prendre ou
éventuellement se prendre les pieds dans le tapis
La rencontre commence par une petite boîte et un beau travail d'illustration, travail qu'on n'attribue
pas immédiatement à Vincent Dutrait puisque il est plutôt associé au lumineux, à l'extérieur, à la
nature plutôt qu'au ténébreux. La couverture est assez belle, troublante, avec sa tâche de Rorschach.
Le matériel est assez attrayant également, et petite figurine en métal à double face ressort. Les
illustrations jouant sur le clair obscur et les profondeurs d'une âme torturée sont adaptées au thème.
Cela a du être un casse-tête d'allier cette orientation thématique avec l'exigence de lisibilité, mais
tout est bien différencié. Les trois couleurs tranchent, les deux camps aussi.
Sous ce décorum, un œil averti verra qu'il n'y a que peu de cartes, et se demandera ce qu'on pourra
bien faire avec de si petites séries (vingt cinq cartes, trois couleurs de 1 à 7, et quatre atouts, pas de
cartes à effets spéciaux). Le plateau de score figure une ligne de dix cases qui va des figures Hyde à
Jekyll. Il y a également des emplacements pour placer les jetons correspondant aux couleurs des
cartes, avec une flèche qui indique une hiérarchie entre eux. Mais rien qui ne peut laisser deviner
comment on va pratiquer.
C'est à ce moment là, quand on doit expliquer les règles, et cela se complique un peu. Même si en
fait, le jeu devient limpide au bout d'un moment.
La pratique est déroutante au départ. Ce n'est pas à proprement parler un jeu asymétrique, si ce
n'est au niveau des objectifs et du style de jeu, puisque les moyens sont identiques. C'est un jeu
d'affrontement assez clair entre deux camps. Le but d'un des joueurs est d'amener la figurine du coté
de Hyde, l'autre doit résister. On ne revient pas en arrière, cela ne va que dans un sens. Le point
central du gameplay est que la force n'est pas l'essentiel, ce qui est au centre est la notion
d'équilibre. En effet, la figurine-marqueur avance en fonction de l'écart qui est créé entre les plis des
deux joueurs. S'il y a une répartition 5/5, parfaite, elle ne bouge pas. 6/4 ou 4/6 produit un
déplacement de 2. 10/0 ou 0/10 signerait une victoire éclaire. L'un des protagoniste Jekyll, vise
l'équilibre, tandis que l'autre, Hyde, vise le déséquilibre.
La distribution donne dix cartes à chacun, et laisse cinq cartes de coté. Puis on se donne des cartes,
avec une contrainte pour certaines. L'information est donc incomplète. Les principes de bases sont
ceux des jeux de plis, pas se surprise: fournir à la couleur ou couper globalement, et les cartes les
plus fortes l'emportent. Là, où l'on s'en éloigne, c'est la hiérarchie mouvante des cartes (la première
couleur jouée sera la plus faible, la seconde sera médiane et déterminera aussi la couleur plus forte.
Cette orientation peut amener un 2 violet à gagner un 7 rouge).
Autre élément important, l'usage des potions. Ces dernières, qu'on pourrait prendre dans un premier
temps pour des atouts, puisqu'elles ressemblent aux cartes noires de The crew, ont, en fait, un rôle
plus complexe: les valeurs numériques vont de 2 à 5, et n'ont pas de couleur en soi. On considère
d'abord cette valeur numérique pour déterminer qui remporte le pli, sachant que le + de la carte
indique que la potion remporte les égalités. Ainsi, un un 2 de potion gagne un 2 de n'importe quelle
couleur, mais perd sur un 3 de la couleur la plus faible).
Ce ne sont donc pas des super-atouts puissants et univoques, comme à The Crew. Leur intérêt
principal est qu' elles permettent de déclencher des effets selon la couleur sur laquelle elles sont
jouées (échanger des cartes, prendre des plis à l'autre, annuler la hiérarchie des couleurs). Petit
détail qui a son importance: elles peuvent appeler une couleur, c'est à dire forcer l'autre à en jouer
une s'il en a, ce qui peut permettre d'avoir du contrôle sur l'effet déclenché. Si l'autre à cette couleur.
Ce qui n'est pas toujours le cas au moment, tardif, ou l'on veut les jouer. Il faut ajouter qu'une potion
jouer sur une potion ne déclenche pas d'effet et la plus forte l'emporte, mais cela n'est possible que
si une couleur n'a pas été appelée. Donc, chaos là encore, et subtilités surtout. Pour nous aider, les
effets sont indiqués sur le plateau et les jetons. Ce n'est pas si compliqué, mais il faut s'habituer.
Au détour d'une partie, l'on pense au En Garde ! de Knizia. Même piste d'affrontement, même torsion
du jeu de plis, même figurine en métal. L'un est très mathématique, l'autre est... juste bordélique.
Contrôle, équilibre, subtilité, chaos sont les marqueurs d'un jeu structuré selon des principes de Ying
et de Yang et des paradoxes. Cela va un peu dans tous les sens: échange de cartes au début de
manche (1,2,3 selon la manche en cours), bouleversement des hiérarchie en cours de partie, effet
des potions. Souvent, on ne voit pas venir le truc qui nous arrive. Il faut vraiment s'adapter, jusqu'à la
fin de la manche, jusqu’à la fin de la partie, et l'on ne cesse de faire face à de l'imprévu qui rebat les
cartes. C'est très mouvant. La sensation de contrôle est bien moindre que dans d'autres jeux, et
pourtant l'on peut vraiment contrôler beaucoup de choses - en mobilisant sa mémoire pour
compter, notamment. Ce n'est pas un défaut, car l'on retrouve les sensations folles d'Innovation: la
superposition d'éléments chaotiques permet d'atteindre à une sorte d'équilibre. La tension tient
jusqu'à la fin des trois manches, parce que l'on peut théoriquement gagner en une manche en
gagnant/perdant dix plis. Ce n'est jamais gagné, ce n'est jamais perdu.
Il ne s'agit donc pas de dérouler une main excellente, en écrasant son adversaire, il est parfois
nécessaire de sous-jouer, de donner des cartes puissantes, de sacrifier des coups, rendre sa main
faible, etc. Ce qui fait qu'il n'y a pas de mauvaise main à proprement parler, il y a juste des solutions
à trouver avec des configurations singulières: en donnant des cartes, en influant sur la hiérarchie,
jouer des potions, etc. Il y a une variété tout à fait satisfaisant de moyens pour parvenir à ses fins.
Ce n'est pas la moindre qualité de JvsH d'être profondément déroutant. Même les habitués des jeux
de plis se laisseront prendre au départ à rester dans des routines (coupes, les cartes estimées fortes,
déroulé stratégique) qui ne fonctionnent pas comme d'habitude. Mais alors pas du tout. Le haut, le
bas, le devant le dernière, sont tourneboulés. Ce n'est pas immédiatement agréable, mais passé ce
moment cela devient fascinant. Imaginez un film : le héros, un peu pépère, arrive sur le ring face à
un outsider venu de nulle part, qui n'a l'air de rien. Pan, il se prend une méchante droite qu'il n'a pas
vu venir. Regard interloqué, gamberge, il ne comprend pas. Vexé, mais surtout interloqué. Plan serré
sur des yeux qui se ferment, et il repart, avec l'envie de dompter l'adversaire. Ici, de fait, on se bat
contre l'adversaire, mais l'on se bat surtout contre le jeu. On veut le dompter comme un cheval
sauvage, le mettre à notre botte. Ce qui donne une pratique assez profonde et assez dense. Il est
vraiment difficile de savoir quoi faire, quelles stratégies employer. Ce sentiment d'être dérouté, qui
n'est pas si fréquent aujourd'hui, s'avère vraiment agréable au final.
Le jeu se révèle vraiment dans la pratique, dans la durée. Il n'est pas immédiatement séduisant, il ne
se donne pas comme ça. Il est peu cabossé, moins fluide que d'autres, moins évident, et immédiat.
Au départ, il est un peu désagréable à expliquer, à cause de ces points petits dont il faut se rappeler
(potions, progression du pion). Le thème, qui parait un peu superfétatoire au départ s'avère en fait
vraiment bien trouvé pour soutenir la mécanique. Bon, on ne va pas non plus délirer sur le fait qu'il
nous raconte une histoire, mais cela fonctionne, si bien que l'on n'est pas tenté pour une fois de jouer
avec un paquet classique.
Au final, cela nous donne un concentré d'intensité dans un temps assez court. On ne joue pas des
heures, car il mobilise vraiment la réflexion (compter les cartes, élaborer des plans, tenir, contreattaquer) et on a ensuite envie d'un truc plus cool. Il n'est pas à proprement addictif - car il est un
peu pénible quelque part - mais il est... énigmatique. Les cinq cartes écartées le préservent d'un truc
trop control freak, mais l'on peut tout de même développer une certaine technique.
La version en ligne a précédé la version physique, vous le découvrirez peut-être comme cela, et cela
peut être une manière d'entrer dedans. Jouer "en vrai" apporte quand même un setting intéressant
et moins froid: le face à face, la matérialité des cartes, la perplexité dans le visage de l'adversaire, le
fait que l'on peut commenter les coups, les volte-face. C'est une histoire de goûts, mais une manche,
pour nous c'est beaucoup trop court. Le match aller-retour proposée me semble presque la
meilleure version de ce jeu, et ne valorise pas seulement la victoire, mais les belles victoires. Mais là
encore, c'est un peu alambiqué de compter.
Au moment de conclure, je remarque que le vocabulaire négatif (pénible, contre-intuitif, rugueux), le
dispute à l'enthousiasme. L'effet n'est pas voulu, mais c'est assez amusant que la lutte entre deux
polarités opposées s'invite dans la chronique. Cela lui va bien, et tient sans doute à des effets de
contexte: on est allé tellement dans le fluide, le simple, le rapide, l'immédiat, que nous sommes un
peu dérouté. "Dune Imperium, c'est tellement parfait que ça en devient nul" me disait un ami. Nous
pourrions dire, en retour: "JvsH c'est tellement bizarre que ça en devient super bien". Disons le
simplement: il faut arrêter de discuter; c'est un jeu qui n'est pas compliqué, il faut simplement s'assoir
et pratiquer, et voir venir
Difficile de savoir où le situer. Je n'aime pas trop l'idée du "petit jeu malin", qui serait opposé au
"grand jeu". Malin, il l'est assurément, mais il est également tortueux, ce qui est à entendre comme
une qualité, et peut-être grand à sa manière. Il n'est pas aussi pur qu'un Schotten Totten/Cités
perdues, il n'est pas aussi beau qu'un Jaipur, il n'est pas aussi profond qu'un Haggis, il est presque
aussi fou qu'un Koryo, il est un peu âpre mais il a clairement pris sa place au panthéon. Il apporte
quelque chose de vraiment original, qui pourrait en faire un peu plus que "le jeu du moment". Il est
indispensable de l'essayer si vous aimez le genre
Avis originellement publié sur Ludigaume, avant que le monstre ne prenne le dessus