A - Préambule
Cette revue ne contient pas de spoilers, et je l’écris après avoir terminé la campagne après 15 sessions à 4 joueurs, au bout de 25 heures au total.
B - Qui sommes-nous ?
Nous sommes un groupe de 4 joueurs hétéroclites et a priori, aguerris : nous jouons à des jeux d’ambiance (Dixit, When I dream) à complexes (Barrage, Project Gaia, Dominant Species, Hannibal & Hamilcar) en passant par l’intermédiaire. Nous découvrons depuis peu de temps les jeux narratifs, coopératifs ou semi-coopératifs : Horreur à Arkham JCE, Gloomhaven, Sherlock Holmes Detective Conseil, Nemesis.
Nous avons également tous un passif de rôliste : ADD, Cthulhu, Star Wars, etc.
Nous nous sommes mis en quête d’un jeu jouable en ligne pour la période des confinements. Nous avons fait une pause dans les Sherlock Holmes Détective Conseil pour nous investir dans le Dilemme du Roi. Des feuilles Excel très pratiques sont à disposition sur BGG pour permettre de jouer à distance sans problème : il suffit de partager la feuille sur un drive.
C - Pourquoi avoir choisi le Dilemme du Roi ?
Clairement grâce, pardon, à cause des revues très positives partout sur la toile : Gus & Co, Trictrac, BGG, et aussi en regardant sur YouTube les vidéos de Shut Up & Sit Down, et the Dice Tower par Tom Vasel.
On parle d’une ambiance proche de Game of Thrones, de choix cornéliens, tiraillés entre la morale du joueur et l’intérêt du personnage, d’histoires passionnantes, etc.
Nous avons donc fait le pas.
D - Le matériel
Le matériel est assez pauvre, on dira pour rester poli : « sobre ». Une piste de 5 ressources et des emplacements pour des cartes, le tout en 3 couleurs : blanc, noir, doré. Des cartes, quelques illustrations éparses et pas géniales, des jetons reprenant les 5 symboles des ressources et les mêmes 3 couleurs. Les paravents de maison ont des illustrations assez moches.
Malgré la, hum, sobriété, tout cela est fonctionnel. Mais il est difficile de s’expliquer pourquoi la boîte coûte 75 euros. On parlera peut-être de travail d’écriture important, mais une campagne de jeux de rôle coûte rarement aussi cher. Quant au matériel, c’est difficile à expliquer sachant que Paladins des Royaumes de l’Ouest vaut 40 euros.
Il est d’ailleurs difficile d’expliquer pourquoi la boîte est aussi grosse : elle devrait être 2 fois moins épaisse au minimum. Il y a des enveloppes et des cartes, et un plateau gigantesque qui pourrait être réduit considérablement. La taille de la boîte est probablement supposée nous convaincre de payer le prix fort.
En résumé, sur la fois du matériel seul, c’est un mauvais rapport qualité / prix.
E - Les mécanismes
Il s’agit essentiellement d’un jeu de « story deck building », rythmé par un système de votes et d’enchères.
Le royaume est défini par 5 attributs évoluant sur 5 pistes, et commençant à chaque session sur un score neutre.
L’histoire du royaume est représentée par un deck commun de cartes, qui narre un dilemme ou un événement. Un dilemme est pioché à chaque tour, c’est un événement suivi d’une question dont la réponse indiquera la réaction du conseil du roi (les joueurs) face à cet événement : le conseil doit répondre par vote « oui » ou « non » à la question posée. Par exemple, le premier dilemme : des moulins ont été brûlés, consacrons-nous de l’argent pour les reconstruire ? Si oui, l’attribut « prospérité » baisse mais l’attribut « bien-être » monte, sinon l’attribut « bien-être » baisse : on sait globalement quels attributs seront impactés par les résultats des votes (ceci dit, la résolution peut avoir des imprévus), mais on ne sait pas de combien de cases sur leurs pistes respectives.
Les joueurs votent avec un système d’enchères à base de points de pouvoir, que l’on dépense ; on peut en regagner, je ne rentrerai pas dans le détail. C’est plutôt malin.
Selon le résultat du vote, les attributs montent ou descendent et on assiste à un tirage à la corde sur chaque piste. L’issue du dilemme fait bien souvent ouvrir une nouvelle enveloppe de cartes : la première relate les conséquences de la résolution du dilemme, les suivantes sont de nouvelles cartes dilemmes à mélanger à la pioche existante : « story deck building » que je vous disais. On est devant l’implémentation dynamique d’un livre dont vous êtes le héros, auquel on rajouterait les pages au-fur-et-à-mesure, et dont on tirerait les embranchements au hasard parmi les pages ajoutées.
Au début du jeu, les joueurs tirent au hasard un objectif secret, qui indique les points de victoire qu’ils marqueront selon la position des 5 attributs en fin de partie : « l’opulent » devra avoir le maximum d’attributs dans la moitié supérieure des pistes, « l’opportuniste » devra avoir le maximum dans la moitié inférieure, « le modéré » dans le tiers central, etc. Le jeu propose 6 objectifs distincts, qui va justement créer l’essentiel des oppositions durant les votes.
On joue jusqu’à 10 tours / dilemmes par sessions, il y a différentes conditions d’arrêt. Les rangs de victoires sont attribués essentiellement en fonction de la position des attributs et des objectifs secrets. Il y a des ajustements mais je ne rentrerai pas dans le détail.
En fonction de la condition d’arrêt et du rang des joueurs dans les scores, chacun va gagner des points de prestige et/ou des points de convoitise.
Les dilemmes et événements dessinent le long de la campagne 6 axes narratifs, qui vont avoir une introduction, des développements, et une conclusion parmi plusieurs. Le deck comporte peu de cartes au départ, cela gonfle jusqu’à une apogée, puis cela redescend jusqu’à la fin de la campagne.
Une fois les 6 arcs narratifs conclus, il y a un grand final et un gagnant. Cependant, on ne saura pas avant ce final à quoi servent le prestige et la convoitise, ni comment gagner à la fin.
F - Oui, mais alors, vraiment non
Tout cela a l’air assez très intéressant. D’autant que 1) je passe sous silence des mécanismes de stickers et signatures savoureux, 2) certaines cartes piochées en cours de route vont amener des mécanismes supplémentaires, changer des règles de manière temporaire ou définitive, apporter des mini-puzzles à résoudre collectivement, etc.
Le jeu est original, et à me relire moi-même jusqu’ici, j’aurais envie d’y jouer.
Mais.
Mais cela ne fonctionne pas, mais alors, pas du tout. La grande question : pourquoi ?
1) on n’a aucun contrôle sur le jeu.
La position d’un joueur pour un vote sera uniquement dictée par deux facteurs : son objectif secret, et ses objectifs de maison. Toute discussion est superflue, on ne changera pas son avis sur la base d’une argumentation ou de la morale, mais uniquement, occasionnellement, à travers du soudoiement : argent (cela compte dans les points de victoire en fin de partie), etc.
Mais si votre objectif est de faire monter un attribut et que tous les autres joueurs seront d’accord pour le faire baisser, vous ne pourrez rien faire. Et la balance des points de pouvoir ne s’équilibrera pas s’il y a une coalition de joueurs contre vous ; plutôt, contre vos objectifs.
En tant que maison, on peut avoir un intérêt à voir finir un attribut (moral, prospérité, connaissance, …) en première position en fin de partie, mais vous pouvez jouer plusieurs sessions avant qu’un dilemme ne concerne cet attribut. Dans notre campagne, les attributs principalement impactés par les dilemmes ont été la connaissance, la prospérité, le bien-être. Occasionnellement l’influence, très rarement le moral.
Les pouvoirs débloqués des maisons sont asymétriques et complètement déséquilibrés : ma maison avait une habilité utilisable une fois par partie, et sous condition, pour un résultat incertain ; l’habilité de maison d’un autre joueur lui faisait gagner des points de pouvoir quasiment à chaque tour.
Enfin, certaines cartes viennent modifier des règles, et le hasard de leurs pioches vient renforcer énormément la position de certains joueurs.
Comme je l’ai déjà dit, on n’a aucune idée de l’utilité des points de prestige et de convoitise, ni comment gagner à la fin de la campagne : cela rajoute une bonne tartine de flou sur une incontrôlabilité quasi-totale.
Ce que j’écris est censé s’équilibré sur l’ensemble des parties. Mais d’une part, cela n’a pas été notre cas, d’autre part, quand vous subissez 3 ou 4 sessions d’affilé sans rien pouvoir faire pour vos objectifs secrets ou de maison, vous rechignez à engager la session suivante.
Ce manque de contrôle engendre vite une grosse frustration et m’a personnellement donné envie d’arrêter la campagne en cours de route.
2) L’aspect jeu de rôle est plaqué
Comme je l’ai souligné, il ne sert quasiment à rien de discuter de l’issue d’un vote sur la base d’un raisonnement : le comportement d’un joueur est dicté par des objectifs de points de victoire.
Aucun mécanisme ne pousse un joueur à prendre à cœur l’intérêt du royaume : il oscillera entre ses objectifs de maison et son objectif secret. Autoriser l’esclavage ? Déclencher une guerre ? Tant que cela rapporte des points, tout est bon.
Et c’est bien cela la grande différence avec un jeu de rôle : Le Dilemme du Roi est compétitif, alors que les jeux de rôle sont collaboratifs. Dans un JdR, on œuvre normalement tous pour une progression de l’histoire dans le bon sens, même si on peut avoir des buts divergents à certains moments. Et le but sera d’incarner un rôle en toile de fond. Ici, cet aspect est plaqué car le jeu présente un mécanisme d’eurogame (light), et une compétition franche pour un rang de victoire. C’est chacun pour soi, que vous introduisiez du role play ou non ne changera rien aux décisions de votes.
3) Les histoires sont peu intéressantes et assez répétitives.
Tout est dit. Le fait que les noms des royaumes et personnages soient totalement inconnus n’aident pas : contrairement à un jeu de rôle, encore une fois, on nous narre l’histoire à travers quelques lignes sur chaque carte. On prend une avalanche de noms de lieux, royaumes, personnages, que j’ai eu du mal à retenir. Dans ce contexte, les dilemmes deviennent à la longue assez similaires : « nos érudits ont trouvé ceci, est-ce qu’on décide de pousser l’étude ou pas ? ». « La population manifeste pour ou contre ça, est-ce qu’on interdit les rassemblements ? ». On a souvent l’impression de prendre les mêmes décisions. Les histoires ne sont pas passionnantes, et leurs conclusions font à peine hausser un sourcil. « C’est ça la fin de cet arc narratif ? Vraiment ? »
4) Le jeu est très répétitif
Entre la répétitivité des mécanismes et des histoires, on s’enlise dans une routine, c’est indigeste, inodore et sans saveur. Certaines cartes viennent providentiellement apporter de la diversité, en apportant çà et là des déviations de règles, en ajoutant des mini-jeux dans le jeu ; mais en apportant souvent encore plus d’incontrôlabilité.
5) Sans vouloir faire de spoiler, la conclusion de la campagne, et ses mécanismes, sont extrêmement décevants.
Honnêtement, j’ai failli quitter la table pendant la résolution finale : cela ne m’a pas du tout intéressé. Le jeu m’avait déjà perdu, je n’étais plus dedans. L’ensemble de la table est d’accord avec moi, ce qui nous vient tous à l’esprit est « tout ça pour ça ».
G - Conclusion : mais vraiment non
15 sessions, 25 heures de jeu. Le fait de jouer à distance avec une feuille Excel n’a probablement pas aidé : un peu plus d’inertie dans la manipulation, des photos de cartes à envoyer par Skype, etc. Cela ne remet en cause que la durée des parties, pas mes critiques de fond. Alors certes, il y a de bons moments, des rires, etc. Mais c’est exactement comme une série TV : ce n’est pas parce quelques moments de quelques épisodes sont à sauver que c’est à recommander.
Tom Vasel avait prévenu dans sa vidéo de The Dice Tower : on doit jouer à ce jeu non pas pour les mécanismes, mais pour l’histoire, les histoires.
Mon avis : les mécanismes sont faussement intéressants et frustrants, et les histoires ne sont pas intéressantes, ou si peu.
Le jeu ne pourrait pas être à 100% collaboratif, la compétition entre joueurs est nécessaire pour apporter une divergence et une tension pendant les votes. Mais il ne devrait pas être 100% compétitif, car cela tue le débat lors de ces votes. Il manque une mitigation entre compétition et collaboration, une troisième voie : celle du royaume. Il devrait y avoir un objectif commun forçant à œuvrer pour le bien du royaume, qui permettrait de rendre possible des argumentations et du role play. Il manque un système, comme dans Respublica Romana, où tout le monde peut perdre.
Dans le DDR, les joueurs doivent s’allier devant certains événements, comme une certaine guerre. Mais le fait de la gagner ou de la perdre est beaucoup trop aléatoire (nous avons perdu, uniquement la faute à pas de chance), et les conséquences de la défaite sont trop peu significatives.
Autre point qui aurait pu améliorer l’équilibre du jeu : un choix imposé de maisons. Si à 4 joueurs, 3 objectifs de maison concordent, le 4ème joueur a peu de chances de faire passer ses choix.
Les règles parlent d’un « Dilemma Card System », ce qui sous-entend que d’autres jeux sortiront avec le même mécanisme. Sans ce rééquilibraqge fondamental, ce sera vraiment sans moi.