Très bons, les châteaux ? Les choses étant ce qu'elles sont, un "Très bon", comme un "7/10", comme
un "79%", un "3/5", ou quelle que soit la tournure qu'on y met, finit toujours dans la période actuelle,
par signifier entre les lignes que le jeu est médiocre voire mauvais. Ce n'est pas le cas. Donc, ce n'est
pas le bon mot. Mais que dire ?
Il y a un paradoxe des Châteaux. Plusieurs paradoxes, en fait. D'abord, c'est un jeu que l'on cite
beaucoup en référence mais que l'on ne sort pas si facilement que ça. Ensuite, il fut dans le peloton
de tête de toute une série de prix, sans rien gagner, pour au final vivre une vie beaucoup plus longue
que les gagnants, sous forme de déclinaisons multiples (jeu de cartes, de dés, extensions, version
light). Point culminant, une version Anniversaire/Deluxe, sortie récemment, et dont la chronique sera
fondue ici avec celle du jeu d'origine. Une version qui accentue encore l'impression d'un jeu à la fois
hyper simple et poussant avec radicalité la complexité ludique dans ses retranchements. C'est un
jeu, nous y reviendrons, qui est centré sur le dé, le hasard, mais qui ne lui laisse que peu de place. Il
semble nous dire, le hasard, regardez ce que j'en fais !
Stephan Feld. Au moment où L'année du Dragon est sorti, en 2007, je fréquentais une boutique de jeu
qui, sans originalité mais avec passion, organisait des soirées. Serge Laget était venu y présenter
Senji, qui m'avait totalement emballé. Stefan Feld n'est pas venu, mais la traduction de ce sommet
de sa production, si. Dans la partie d'à coté, ils semblaient très absorbés. L'animateur des soirées jeu
de la ludothèque, que j'ai croisé après m'a dit: "ouh là, c'est du gros jeu". Un peu dégoûté par Caylus,
rencontré beaucoup trop tôt - quand la vendeuse à qui je l'avais demandé m'a dit "vous êtes sûr,
c'est vraiment un gros jeu ?!", comme le restaurateur antillais qui m'avait demandé "vous êtes bien
sûr de vouloir du piment, c'est un peu fort", j'avais fait la même réponse débile de mec qui croit s'y
connaitre - cela m'avait tenu à distance de L'année du Dragon . Ce n'est que très tardivement que
j'ai vu le caractère génial de ce jeu.
Donc, j'étais d'abord allé vers des Feld plus anciens, Notre Dame (2007) et Roma (2005). Je n'avais
pas aimé le premier, un peu mécanique pour moi, même si les rats c'était cool, j'avais adoré le
second qui était un petit jeu d'affrontement assez concret, avec un usage des dés assez novateur.
Par la suite, le peu que j'ai pratiqué, a fait osciller entre le vague intérêt (Bruges, 2013), et l'indigestion
(Aquasphere, 2014). Il a parait-il un style très affirmé, et c'est pas faux, sauf que j'avais décidé que ce
style n'est pas pour moi. La carrière de Stefan Feld, qui semble se poursuivre avec Bonfire et des
choses comme ça, s'est terminée pour moi avec Les chateaux. Je ne suis pas allé plus loin. J'aimais
bien l'idée qu'une carrière commencée avec les dés (Revolt in Rom chez Queen Games) se termine
avec les dés. Il a exploré beaucoup de pistes différentes avec plus ou moins de bonheur, plus ou
moins de trucs insupportables. Ici, la patte de l'auteur est à ce point reconnaissable, qu'on pourrait
dire que c'est un jeu signature. Il a parait-il produit des jeux excellents (on cite Macao, Trajan, Luna,
Bonfire), sauf que j'ai pas envie. Alors comment se fait-il que j'adore Les châteaux de Bourgogne ?
Je crois que cela tient à sa simplicité paradoxale. L'auteur est réputé pour ses mécaniques
complexes. Ce qui est très amusant, c'est que le cœur de LCDB est on ne peut plus simple. Il ne
cherche pas à nous faire croire à une vague histoire de vignoble ou je ne sais quoi. On pourrait être
en Assyrie avec Rommel, dans l'espace avec Armstrong, en Sibérie avec Gogol. Il aurait juste fallut
remplacer les moutons par des ours polaires ou des lémuriens. Rien de tout cela, on n'y croit pas une
seule seconde. Nous sommes dans une pure mécanique bien débile. On lance trois dés, il y en a un
qui ne sert pas à grand chose. Avec les deux autres, à notre couleur, on va prendre des tuiles sur le
plateau central, sur les cases correspondantes aux numéros et on les met dans son entrepôt / on
remplit des petites cases avec les tuiles collectées. Rien de plus. C'est très facile à expliquer.
Ensuite, bien sûr, part de là comme une pyramide inversée, encore accentuée dans la version Deluxe
qui reprend toutes les petites extensions sorties après dans Spielbox, Essen et d'autres lieux. Cette
pyramide inversée, faite de modificateurs, de contraintes de placement, de scores, de bonus, va
totalement tuer la vitalité du hasard: de l'aléa, nous ferons ce que nous voudrons. Ou presque. La
limitation, c'est le craquage de neurone. Sauf que parfois, on se demande s'il fallait vraiment un
plateau, tant de tuiles et deux heures pour nous amener là, ce point que nous fait éprouvé finement
Très Futé ! ou qui était déjà au cœur de Roma, le premier jeu édité de Feld. La nouvelle version
anniversaire est encore mieux, car elle exagère en tout points les tendances évoquées ici, à base de
tuiles spéciales et autres, toutes très bien pensées et intégrées (un doute sur la route marchande).
Une petite vidéo amusante, intitulée, "Learn the basics of Castles of Burgundy in less than three
minutes", nous donne l'essentiel des règles. On voit surtout à quel point c'est assez moche quand
même. Grisâtre, plat, une régression par rapport à des choses qu'Alea avait pu essayer avant lui.
C'est vraiment étrange, car on isole un élément, par exemple une tuile, c'est un dessin plutôt fin et
agréable. Les animaux sont mignons, les bâtiments bien dessinés, mais une fois assemblé
l'ensemble manque totalement d'harmonie. Vraiment dégueulasse. Aux antipodes des productions
superfétatoires de Kickstarter, une autre idée du jeu. Quand on se dit qu'on va passer deux heures les
yeux rivés dessus, s'autorisant de vagues mouvements vers les plateaux adverses, mais plutôt dans
un cycle plateau individuel-plateau central, cela fait franchement peur. Franchement, même les
dés, pièces centrales, ils ne se sont pas cassés la marboulette: des dés de série, même pas gravés
avec des écritures médiévales ou je ne sais quoi. La version anniversaire ne me semble pas corriger
des défauts, elle est aussi belle et émouvante qu'un enfant qui, voyant qu'il avait fait déborder de la
peinture sur la table, a tenté de corriger à la main.
Une fois passé la mise en place longuette, les sensations sont très fluides. Il y a constamment des
points de repère pour nous dire où l'on en est dans la partie, dans quelle phase, il n'y a pas de
surprise. Plus on avance, et plus on aura de possibilités de faire des choses et moins de possibilités
de les faire. Vous savez, ce genre de plaisir particulier qui vient de la contrainte. On ne peut pas faire
du mal à l'autre, pas vraiment, mais on se fait beaucoup de mal, cérébralement parlant. C'est
vraiment une histoire d'exacerbation du manque, de la petite tuile qui échappe, du petit ouvrier qui
n'est pas là pour changer un 6 en 1, de regrets infinis, de scénarios dans sa tête. C'est une histoire
d'inventivité: on va contourner les contraintes, trouver autre chose, des voies dérivées. Et au final
l'autre gagne de deux points. Genre 234 à 232. Une impression abstraite, déconnectée de la vie.
BGG nous dit que la meilleure configuration est deux joueurs. C'est en tout cas dans cette
configuration que je l'ai préféré, et que je l'ai quasi exclusivement pratiqué. Cela peut aller jusqu'à
quatre, ce qui multiplie par deux la possibilité que l'un des joueurs parte en vrille dans une réflexion
sans fin. Je dirais précisément, que la configuration que je préfère, c'est quand je joue avec
Madame, qui joue à l'instinct, et qui gagne deux fois sur trois le cérébral que je ne peux m'empêcher
d'être. Je n'ai pas essayé avec d'autres personnes, pas besoin. Je n'ai pas essayé la version Blitz,
avec un sablier - c'est dans une extension à venir que n'a pas encore inventé Feld, mais s'il y pense
qu'on sache que j'ai écrit ça le 19/12/21 -, où l'on a trente seconde pour prendre sa décision. C'est
sans doute encore mieux, quoi qu'un peu radical. Mais aimer Les châteaux de Bourgogne aujourd'hui,
c'est de toute façon un geste radical et exagéré.
Bande son: King Crimson - In the Court of the Crimson King (1969), dont la pochette pourrait résumer
mon avis sur le jeu.
Avis originellement publié sur Ludigaume (2021) avant que Feld n'arrête pas de produire