J'ai écrémé par mal de jeux de pose d'ouvrier familiaux dans l'idée d'initier des enfants de moins de 10 ans au genre. Il y avait toujours un truc qui coinçait: les cartes d'objectifs secrets qu'il fallait lire et expliquer à leur place, les actions peu intuitives qu'ils ne retenaient pas, la planification des combos, les thèmes austères peu attrayants...
A chaque fois la mécanique générale pouvait leur parler, mais d'une façon ou d'une autre on tombait en plein dans la surcharge cognitive! Ce qui arrivait aussi très souvent, c'est que le jeu ne soit finalement pas tellement de la pose d'ouvriers / collecte de ressources ou n'utilise cet aspect que de façon très périphérique (par exemple Illos, jeu de tuiles qui fait une très bonne première impression puis donne un sentiment de vacuité absolue de par son absence de profondeur).
Finalement, voici ce que j'ai trouvé de mieux: Montana de Rudiger Dorn. La mise en place sur plusieurs plateaux et tuiles hexagonales donne à première vue une impression de gestion agricole touffue à la Rosenberg, voire Luciani. On note aussi certaines incohérences thématiques: on construit des camps au far west mais on n'utilise pas de bois, les citrouilles servent à faire des enchères pour gagner des grosses pierres, les vaches sont attrapées comme des animaux sauvages puis stockées comme une monnaie et une action gratuite...
Une fois la première partie lancée on se rend vite compte que c'est simplissime et cohérent, presque comme un mini jeu ou une version "junior" mais avec tout de même une profondeur de planification très appréciable. Même l'Age de pierre semble complexe et tordu en comparaison, car ici nulle trace de combo de cartes ni même de points de victoire, aucune exception, pas d'ajustements ennuyeux selon le nombre de joueurs, une dose de hasard juste ce qu'il faut... tout coule comme de l'eau de ressource, avec ce beau mouvement perpétuel de vases communicants auquel Rudiger Dorn nous a habitué dans ses meilleurs moments.
On ne fait qu'une chose très simple dans Montana mais sous diverses formes: actionner les différents maillons de cette chaîne d'échanges menant à construire ses camps -la seule façon de gagner. C'est donc une course super fun, qui demande une certaine planification sur un ou deux coup minimum, mais dont la lisibilité et la logique absolue nous aident y parvenir. On a parfois l'impression d'une version allemande, sage et intelligente, du farfelu Dice Town, c'est à dire sans le côté fête du slip un peu énervant qui fonctionna mieux par la suite avec King Of Tokyo, LE chef-d'oeuvre du genre "fête du slip".
Pour revenir à Montana, qui n'a vraiment rien d'un party game, il est le candidat idéal si vous aimez les eurogames épurés et conviviaux, avec un panel d'actions ni trop touffu ni trop limité, toutes très intéressantes et bien réglées, c'est pas si fréquent que ça une telle mécanique d'horloger! De plus, l’interactivité est plutôt très présente, ce qui est également inhabituel sur ce type de jeu: les pénuries et renouvellements de ressources (provoquées par les achats des autres joueurs) tournent très bien et les enchères aux citrouilles sont diaboliques tout en demeurant légères, sans l'aspect calculatoire un peu lourd des enchères de Goa ou de Medici. Sachez tout de même dès votre première partie que vous devrez faire des réserves de citrouilles si vous ne voulez pas rester sur le carreau des enchères et laisser un joueur tout rafler: cette partie du plateau est une excellente opportunité d'obtenir les grosses ressources noires et marron, qui ne sont pas de simples billets ("vaut 5" à la Lorenzo) mais juste de... grosses pierres!
Autre détail plaisant: il fonctionne très bien à deux (un peu moins fun mais avec d'avantage de contrôle) et ne nécessite presque aucun ajustement (juste la taille de la carte qui rétrécit et le nombre de camps à construire qui augmente).
Je pense que Rudiger Dorn a voulu livrer "sa" version ultra simplifiée du jeu "à la Uwe Rosenberg", avec donc une petite critique sous-jacente: pourquoi faire si compliqué quand on peut faire simple? Ayant joué à Hallertau récemment, je me disais que Rosenberg aurait pu simplifier d'avantage en se centrant sur la chaîne de conversions, en évitant par exemple ces ennuyeuses et aléatoires cartes objectifs. Hé bien, s'il l'avait fait, cela aurait donné quelque chose de très proche de Montana, qui est selon moi une franche réussite, bien mieux que ce que l'on pourrait croire devant son design si classique et allemand -ce n'est pas du maronnasse, mais du verdâtre. Si on le prend pour ce qu'il est vraiment, une course aux ressources minimaliste et d'une logique implacable, qu'on ne s'attend pas à faire des combos de ouf à la Lorenzo, on a vraiment là un jeu proche de la perfection.
Et je confirme que les gamins dès 7 ans (tout de même un peu habitués à jouer) rentrent dedans à fond et commencent à planifier pour tenter de vous passer devant au finish! Presque un jeu éducatif!