J'aurais tant aimé aimer. Ces parties de Roméo et Juliette m'ont rappelé ces rencontres où vous
reconnaissez que l'autre est beau, sympathique, intelligent, vif, indéniablement attirant, mais où vous
ne ressentez pas cet élan incroyable qu'est le sentiment amoureux. Il vous reste alors le choix de
l'expérience passagère, de l'empilement, ou alors le refus poli. Le geste romanesque de penser que
d'autres sauront mieux aimer que vous. Des trucs à faire chuter le cours de l'action Tinder à la bourse
de NY.
Dans cet avis, je vais tenir la position ambiguë de dire objectivement beaucoup de bien de ce jeu à
deux, très original dans sa conception, très abouti dans sa réalisation, tout en pointant les impasses
que nous avons ressenti subjectivement. Nous n'avons pas aimé, ce qui ne veut pas dire que le jeu
est mauvais. Nous ne "testons" pas: nous jouons, nous aimons, nous détestons. Nous ne critiquons
pas, nous rétrocédons quelque chose de nos amours et de nos haines. Je dis nous, car même si
j'écrit seul, mon appréciation des jeux à deux tient vraiment à l'alchimie créée ou non avec ma
partenaire habituelle.
Finalement, les meilleurs moments de partage que j'ai eu avec ce jeu, si l'on excepte l'anticipation de
la partie, eurent lieu lors de l'achat et de la revente. Je l'ai acheté d'occasion. Le marchand a été
sympa, on a pu causer un peu par courriel - et c'était moins machinique-procédural que l'ordinaire
d' Okkazeo. Je l'ai revendu quelques semaines après, le jeu devait encore avoir une cote. Remise en
propre, ce que j'aime bien. Une jeune femme avait traversé la ville a vélo pour le racheter et l'offrir à
un couple d'ami qui se mariait. Elle voulait vérifier l'état, je lui ai pointé une micro-éraflure sur Roméo.
"Il en a vu d'autres", mais j'ai retenu la blague. Sans que je pose la question, elle m'a dit que l'achat
d'occasion faisait partie du concept: c'était des amis écolos. J'ai trouvé ça tellement mignon que
j'aurais été prêt à ne pas faire payer - oui, j'ai un petit cœur qui bat moi aussi. Mais si, elle y tenait,
elle était fairplay (les joueurs-vendeurs le sont en général, c'est moins le cas dans la hi Fi Vintage,
milieu de passionnés où il y a plus de margoulins, mais c'est une autre histoire). On est passé par
Paypal sur son téléphone. Des jeunes gens modernes qui vont provoquer avec enthousiasme la fin
de l'argent liquide et l'avènement des cryptos.
C'était sympathique et émouvant, ma meilleure vente depuis longtemps - pas en termes
économique, en termes affectifs - dans un univers qui tend à se rigidifier et se désoler. Depuis cette
meilleure expérience de vente a été remplacée par une autre, qui a commencé par une erreur
d'envoi: un vendeur avait inversé deux colis, et comme nous étions deux acheteurs dans la même
ville... Et bien nous nous sommes rencontrés. Comme la première fois, c'était difficile de savoir quelles
étaient les convenances, on était un peu dans une sorte d'entre-deux. Nous avons parlé sur les bords
d'une gare de l'excellence des jeux à deux et des 4X, puisque l'un avait la dernière version d'Hannibal
et l'autre TI4: Twilight Struggle, Star Wars Rebellion, Eclipse. Nous n'avons pas parlé de Roméo et
Juliette, cela ne me serait pas venu à l'esprit. La fin de l'histoire du passage de ce jeu chez moi est
assez cruelle: non pas la mort, mais l'oubli. Ce qui est tout à fait injuste. D'où peut-être l'envie d'un
dire un bref mot.
Voilà, deux interactions humaines impromptues, chaleureuses et libres, où l'on échange quelques
banalités, des moments d'intimité. En relisant, je comprend la raison de ces détours: c'est pour l'absence de ces choses là que je n'ai pas trop aimé Roméo et Juliette, qui est un jeu avec contraintes et baillons.
J'ai adoré jouer tout seul dans ma tête à R&J. Mais ensuite, avec ma femme, ce fut un pur désastre,
comme nous n'en avions pas connu depuis longtemps. Amatrice de jeux à deux, tout comme moi,
elle est assez radicale dans ses passions étranges, dans ses engouements, et a parfois des
monomanies et des monogamies avec certains jeux qui nous changent de la tendance actuelle au
libertinage ludique, à l 'expérience passagère. Nous avons du faire des centaines parties de Très Futé, de
Schotten Totten, etc. Bref, à sa manière de ne pas vraiment être impressionnée par cette ouverture
du coffret qui fournit quelques lignes faciles à toutes les critiques du jeu qu'on a pu lire (se lisent-ils
entre eux ?), à sa manière de jouer docilement mais sans passion, j'ai bien compris que cela ne le
ferait pas. Mais alors pas du tout.
L'explication des règles était pénible, elle ne comprenait pas. Il faut dire que je pensais comprendre,
mais que des situations nous amenaient à revenir au livret. La contrainte de non communication, qui
est une des richesses de ce jeu, la saoulait au plus haut point, alors que moi je trouvais ça génial.
C'est une bavarde, je suis un taiseux. Nous progressions de manière désynchronisée et elle ne voyait
dans les variations de set up que répétitions. La magie n'a pas opéré. A un moment donné, j'ai
entendu dans ma tête: "Dr Green, Dr Green, le patient est mort... son coeur ne bat plus depuis cinq
minutes !!!" Et comme je n'imaginais pas jouer avec quelqu'un d'autre qu'elle (et en cela l'expérience
de Roméo et Juliette, où il faut se sentir, se retrouver, est assez différent de Jekkyl and Hyde, par
exemple, qui est une lutte), le jeu est reparti après quelques parties. Nous n'avons fait qu'effleurer la
surface, mais outre que j'ai dit que nous ne sommes pas des critiques qui testent les jeux - j'imagine
que ces gens sont allés au bout de R&J avant d'écrire, ce qui fait qu'ils ont du y passer jours et nuits
car il en a sous le capot - la profondeur étant une variation intense sur cette surface je pense
pouvoir en dire quelque chose.
Son désamour fut contagieux. L'expérience déceptive fut aussi cruelle et mufle que la fin d'Un amour
de Swann, de Proust, à propos de la bulle de passion qui cède. Enfin là, il n'y eut pas passion, mais
illusion: une lecture superficielle des échanges m'avait convaincu que c'était le it-jeu à deux du
moment. La critique de Canard PC m'avait intrigué. Tout d'un coup, m'était révélé le caractère très
abstrait de l'expérience, les dessins qui ne me plaisaient pas vraiment - même si j'aime beaucoup
David Cochard en général - le sentiment d'être un peu coincé dans le jeu, le peu de plaisir que j'ai
dans les contraintes. Surtout, le décalage entre moi qui tentait d'animer une petite flamme et elle
qui, bien que polie, était dans une petite flemme, pensant déjà à d'autres jeux, se forçant par amour,
fut vite insupportable.
La magie n'a pas opéré avec nous, mais il est à mon avis très possible que les mêmes raisons qui
nous ont tenu à distance enthousiasme d'autres personnes, ce qui rend cet avis sinon nécessaire, du
moins potentiellement utile. Je vais essayer de de mettre dans la peau de ces personnes. D'abord
R&J crée un moment d'intimité et d'intensité particulier, que ne provoquent pas des jeux plus froids
comme le GIPF project. Il y a une adéquation entre thème et mécanique qui fonctionne bien, qui fait
oublier le côté abstrait de l'exercice. les scénarios variés amènent un crescendo tout à fait
bienvenue, sur la logique des Suddoku, ou la série Brains de Knizia, du tutoriel à l'impossible. Mais
jamais vous n'avez envie de lancer la boîte au travers de la pièce. D'abord parce que vous êtes un
noble vénitien et que vous savez vous tenir, mais aussi parce que votre belle ou votre beau vous
regarde. Le jeu est donc hautement recommandable pour qui saura apprécier les paradoxes d'un
jeu à deux aux contraintes de communication fortes, où le silence règne en maître pendant les
manches, mais ou quelque chose éclate entre. Et dans ce registre il est assez unique.
(Cet avis ambivalent et digressif a été originellement publié sur le site Ludigaume avant qu'il ne prenne un poison définitif.)