21 décembre 2021, j’ajoute un texte à cette vieille note informe:
L’année 2008 - si loin, si proche - est plutôt un bon cru vous ne trouvez pas? Pandémie, Dominion, Ys ou Le Havre ont parus cette année-là; des titres qui ont posé quelques jalons et se sont beaucoup accouplés (surtout le premier, et à plus d’un titre). Et puis bien sûr 2+8= 10 et 1+0= 1, c’est pas un hasard.
À cette même époque on pouvait tomber en arrêt devant l’habillage évocateur et le titre stimulant de Sator Arepo Tenet Opera Rotas - disons SATOR pour être pratique mais toujours pertinent - une discrète création italienne que le fameux palindrome latin de signification douteuse, qui s’organise si bien dans un joli carré magique de vingt-cinq cases, aura sans doute contribué à faire au moins un p’tit peu sortir du lot.
Mais pas longtemps.
Sator Arepo Tenet Opera Rotas, une locution ésotérique en somme, un ABRACADABRA en croix, un HOCUS POCUS de plus, un petit système clôt qui joue avec les chiffres et les correspondances.
Aujourd’hui encore j’éructerais: « frère quelle thématique savoureuse et séduisante ouéch! », et je m’exprimerais ainsi même si le surévalué Christopher Nolan n’avait pas commis son laborieux Tenet, film à l’audacieuse trame palindromesque qui égraine chaque terme du SATOR, comme des petits cameos, de part et d’autre d’un « tenet » central, point de bascule narratif sur lequel repose tout ce film besogneux.
C’est que ce maudit SATOR ne se laisse pas manipuler par le premier pèlerin venu!
Les auteurs du jeu qui nous occupe ont peut être su aller à l’essentiel concernant cette formule artificieuse en échafaudant eux-mêmes un petit système clôt qui joue avec les chiffres et les correspondances (sic.), tout en esquive, à un cheveux des abîmes de l’interprétation philologiquo-arithmético-égotique.
Des vingt-cinq lettres du palindrome il n’est en effet plus question dans l’horlogerie du jeu, pas plus que du principe même du palindrome d’ailleurs - c’est peut être dommage et/ou vaguement décevant sur le coup, mais il s’agit de faire des choix, et le choix des auteurs est de faire concorder une idée, une mécanique, avec un thème de manière croustillante, ni plus ni moins, et c’est déjà pas mal, et ça me va comme ça, je souscris sans me forcer, d’autant qu’au palindrome bien commode s’ajoute le vernis d’un thème monacale et médiéval aussi référencé que rafraîchissant, ça délasse un peu des sentiers fantastico-belliqueux dont le Moyen-Âge est couturé dans les jeux de société et ailleurs.
Et puis, bien sur, on pense très fort aux dédales carcéraux de Piranesi et au Nom de la Rose du regretté Umberto Eco, puisqu’on joue des moines qui courent après des vieux codex dans une bibliothèque labyrinthique suspendue au dessus d’un abîme d’obscurantisme. Sans compté que, et ce n’est peut être pas si anecdotique, auteurs et illustrateurs sont, rappelons-le, italiens.
À ce stade déjà périmé de la digression il me semble enfin nécessaire de pondre un constat:
Le jeu est bon. Mais.
Alors restons concis et voyons pourquoi…
Point saillant!
Je déblatère à qui mieux mieux sur le thème, sur le titre même! plutôt que sur le jeu lui-même, qui n’a pourtant rien de narratif grand Dieu non! Nous sommes plutôt en présence d’un mécanisme combinatoire parfaitement abstrait et orthonormé comme l’est ce bon vieux Tétris - Pacman ou des esquimaux courant après leur kayak (check) auraient très bien pu s’y tirer la bourre si l’année 2008 avait été moins inspirée… Que nenni, si Sator Arepo Tenet Opera Rotas a bien un truc en plus, c’est grâce à ses enluminures, à son décorum propice, à son champs lexical de cul-béni, bref! Il y a thème plaqué et thème plaqué et ce que nous tenons-là tient évidemment du thème plaqué, ce qui est bien plus satisfaisant.
Admettons.
Mais il y a quoi exactement sous ce drôle de capot?
Cet été j’ai ressorti ce jeu avec des amies - juste après le déjeuner, sur la digestion, alors qu’un soleil de GIEC écrasait le monde extérieur nous sommes restés dans la fraîcheur de la cuisine et j’ai installé la chose sans crier gare, entre tasses de café et reliquats de pain frotté à l’ail, en énonçant malicieusement son titre sans plus de précision - sûr de mon petit effet, je constate comme à chaque fois que personne n’est capable de le répéter proprement et avec ce qu’il faut de solennité du premier coup - sachez que la maîtrise d’une telle formule vous garantira quelque lustre en société, tout comme l’indispensable superqualifragilistiquexialidocious - mais hé! Ça faisait quand même une paye que je n’y avait pas remis les mains et il m’a fallu quelques contrôles du livret pour éclaircir les petites subtilités mécaniques qui jalonnent sournoisement les phases du jeu (il y a bien des aides de jeu individuelles, mais leur lecture nécessite un apprentissage).
Voici ce que vous auriez entendu des règles, entre deux renvois aux fines herbes et alors que, piquée au vif, votre petite cervelle s’obstine a répéter ce con de palindrome avec un « APERO » là où tout le monde attend un « AREPO »:
«
- Vous êtes un moine, et vous devez être le premier à retrouver vos quatre grimoires perdus dans une bibliothèque labyrinthique qui bouge tout le temps.
C’est simple vous allez voir.
- À votre premier tour vous avez en main 6 cartes « Incertus Movet » (qui permettent de bouger les passerelles de la bibliothèque) et 6 points d’action pour agir.
- Vous pouvez, dans l’ordre (\*\*\*\*\*):
1. Échanger 1 point d’action et deux cartes de votre main contre une de la pioche Incertus Movet ou de la petite pioche spéciale perso « Liber Fidei », qui permet des actions même pas possibles et dont vous ne pouvez avoir plus de trois cartes en main.
> Rappel: Vous ne pouvez avoir plus de trois cartes « Liber Fidei » dans votre main.
1.a. Ou bien choisir une carte dans l’une ou l’autre de ces pioches contre deux points d’action ET deux cartes de votre main, dont une devra forcément être une carte Liber Fidei. Notez-le bien.
> Remarque: On peut répéter ce petit manège à loisir dans la limite des points d’action disponibles, c’est entendu.
2. Après ça, et seulement après, vous pouvez jouer vos cartes. Chacune propose plusieurs options plus ou moins gourmandes en points d’action:
2.a. - Les cartes Incertus Movet permettent des mouvements rectilignes dans les quatre directions ou des rotations centrées sur une case-pivot, elles déterminent le déplacement du moine pour ce tour: 1 carte Incertus Movet jouée = 1 case de déplacement gagnée.
2.b. - Les cartes Liber Fidei n’accordent aucune case de déplacement mais permettent toutes sortes d’extravagances: Invoquer une gargouille qui fige une passerelle et ne laisse passer personne, faire un bond super-héroïque par dessus l’abîme, téléporter une passerelle où bon vous semble, etc… Des cartes précieuses sans aucun doute, peu nombreuses aussi, et à usage unique.. il faut donc les manipuler avec précaution.
3. Déplacer son moine, ou son « Acolyte », comme ils disent dans les règles.
4. Enfin refaire sa main de 6 cartes Incertus Movet et/ou Liber Fidei (3 max hein).
(5). Ah, oui, vous disposez également d’une action gratuite à chaque tour, avec laquelle vous pouvez soit bouger votre Acolyte d’une case de plus, soit déplacer ou faire pivoter n’importe quelle passerelle qui ne porte pas d’Acolyte\*. Vous pouvez jouer cette action gratuite quand bon vous semble pendant votre tour, ne l’oubliez pas.
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(\*). D’ailleurs quand vous bougez une passerelle avec une carte Incertus Movet\*\*, vous devez payer 1 point d’action supplémentaire par Acolyte posé dessus\*\*\*.
(\*\*). En parlant des cartes Incertus Movet, vous ai-je dis qu’il est interdit\*\*\*\* de jouer deux fois la même carte sur une même passerelle?
(\*\*\*). Mais une seule fois.
(\*\*\*\*). Il est aussi interdit de faire un truc inutile avec une passerelle, comme la remettre à sa place initiale en un ou deux coups, et c’est tout aussi valable durant un même tour que d’un tour à l’autre, ce qui demande un peu de vigilance.
(\*\*\*\*\*). Oui je confirme, dans l’ordre.
(6). Je suis à peu près sûr d’oublier un truc mais on a qu’à commencer vous allez voir ça va rouler tout seul!
»
Un commentateur bienveillant fait valoir quelques perspectives en voix off, pendant qu’une joueuse plus qu’occasionnelle explose de rire après un silence interdit:
« Le livret des règles en papier glacé format « couvercle-de-boîte-carré » est en cinq langues, cinq ou six colonnes de texte chichement illustrées pour chacune d’elles. Pas de dentelle ni de mise en page didactique ni d’infographies synthétiques ni d’exemples pléthoriques; c’est de la bonne bure, simple, moche, mais bon ça fait l’taf.
Au jugé SATOR paraît à la fois cousu de fil blanc et passablement bigarré, avec cette vinaigrette de points d’actions, de puzzles, de gestion de main, de planification trigonométrique et de course bordélique à la Roborally. Comme vous pouvez le constater une première partie se lance laborieusement en revérifiant chaque pointillé de règle et en manipulant les passerelles d’une main peu sûre, on mesurera rapidement et sans doute à ses frais le caractère décisif et intempestif des cartes Liber Fidei, dont on ne cessera plus de consulter les effets inopportunément décrits dans le trop grand format du livret de règles, qui circule fébrilement d’un joueur à l’autre en faisant exploser les probabilités de renverser bêtement un mug de café froid sur le plateau, ou de tout simplement faire bouger le plateau, ce qui peut mettre fin à la partie prématurément. »
À ce propos quelqu’un déclare: « J’fais péter la p’tite poire?! »
Ou pas enfin faut voir!
Car passés un ou deux tours de travaux pratiques on a les sourcils froncés et on fait des plans, on est attentif à la valse des cartes, on s’entête à faire pivoter mentalement cette maudite passerelle qui veut pas et qui flingue le joli plan élaboré deux tours plus tôt, on se représente toutes les possibilités dans sa p’tite tête pleine de poire et on commence même à scanner les opportunités adverses; bref, on se prend à ce p’tit jeu cérébral parfois imprévisible et on constate que tout ça tourne plutôt carré oui.
Ça tourne plutôt carré oui.
Oui.
Oui c’est ça que je voulais dire sur ce jeu.