Il existe deux grands courants dans le jeu de stratégie/gestion moderne, me semble-t-il : les jeux qui offrent une expérience de la profusion (de matériel, de procédures de jeu, d'actions, de possibilités de scoring à tout-va), et ceux qui vont dans le sens de la concentration mais n'en sont pas moins profonds. La tendance contemporaine est à la prodigalité, c'est-à-dire à proposer des jeux foisonnants jusqu'à l'excès, y compris chez des auteurs allemands, théoriquement héritiers d'une tradition d'épure/austérité (l'exemple canonique étant Rosenberg, parti en sucette depuis plusieurs années). Ainsi, un "Great Western Trail", jeu profus, semble aujourd'hui devoir être plus prisé par les joueurs qu'un "Mombasa", jeu concentré (des mêmes auteurs). S'en suit une certaine confusion, sinon une confusion certaine, entre complication et complexité. Un mastodonte contemporain comme "Anachrony" s'avère moins profond qu'un mastodonte de 2006 comme "Through the Ages". Lequel est concentré, lequel est profus à votre avis ? La ludobésité, un mal contemporain ? :-)
Les jeux attachés à la notion d'élégance, c'est-à-dire à la nécessité de la concision/concentration, qui seule permet une certaine forme de densité (que tant confondent avec ce qui n'est que de la lourdeur), semblent devoir être un peu mis sur le banc de touche aujourd'hui. Ils suscitent moins d'attrait immédiat dans la communauté des joueurs experts, voire du dédain ; pas assez de règles, pas assez de matos, pas assez de complication. Conforme à la ligne éditoriale de feu Ystari, "Shakespeare" s'inscrit dans cette lignée de jeux concis et il en paie le prix en étant quelque peu regardé de haut par certains, au profit de choses plus tarabiscotées se voulant plus riches, comme un "Scythe" (jeu-baudruche par excellence).
Il est vrai que "Shakespeare", quoi que consistant et fort réussi dans sa conception d'ensemble, souffrait de deux défauts : des pistes d'actes figées et sans grande tension intrinsèque, et l'obligation de sacrifier des actions pour pouvoir jouer en premier (important pour recruter l'acteur ad hoc ou prendre les tissus et éléments de décor dont on a besoin au marché). Ici, le deuxième défaut est complètement gommé.
Comme toute bonne extension, "Backstage" (quand donc les Français cesseront-ils d'angliciser leurs créations comme des soumis ?...) vient se loger dans un angle mort du jeu de base et modifie la manière de jouer en ouvrant les possibilités, sans compliquer les règles ou la procédure de jeu.
L'enjeu tactique de la juste priorisation entre recrutement de personnages et courses au marché s'enrichit d'une troisième variable : les cylindres d'action ne sont désormais plus "gâchés" par une mise basse, puisqu'au lieu d'être mis au rencart ils vont partir œuvrer dans les coulisses de notre théâtre en compagnie de nouveaux corps de métier (joli ajout thématique), et fonctionner selon un principe très simple de placement d'ouvriers, forcément concurrentiel (premiers arrivés, premiers servis). Cela ajoute un punch indéniable au jeu.
Et comme la carte de recrutement peut servir comme cylindre virtuel dans les coulisses au lieu de recruter systématiquement un personnage à chaque tour, le système offre une grande souplesse, qui tire l'ensemble vers plus d'opportunisme, c'est-à-dire plus d'observation du jeu des adversaires, donc plus d'interaction. L'enjeu de la mise devient dès lors moins scripté ; on peut très bien gagner sans avoir jamais été premier.
Bref, cette extension est indispensable, comme il a été dit et redit. Personnellement, je ne joue plus sans (sauf partie d'initiation avec des joueurs occasionnels). Hélas, elle n'est plus disponible, Ystari n'assurant plus le suivi d'un jeu marginalisé par les créations obèses et clinquantes qui fleurissent partout. Un jour peut-être, quand de l'eau aura coulé sous les ponts.