"Sherlock Holmes détective conseil" (SHDC) est un jeu miraculeux, unique en son genre encore aujourd'hui, à l'heure où le jeu de société contemporain se pique de narrativiser l'expérience de jeu afin de gagner en immersion et en implication émotionnelle. Car ici rien (règles, matériel...) ne vient distraire l'imaginaire des joueurs, stimulé de la manière la plus puissante qui soit : la lecture ! Tout simplement.
Plaisir de lire et de conter, ratification puissante du pouvoir évocateur ou falsificateur des mots, plaisir sans cesse renouvelé des caractères et des motivations humaines, dialogue subtil et passionnant avec une œuvre et un mythe littéraire hyper vivants, joies du débat argumenté (la coopération à son plus haut !), jouissance de faire surgir une vérité cachée... Sans doute "SHDC" est-il un ovni dans la mesure où c'est un jeu fait par des littéraires pour des littéraires, singulière exception dans un monde ludique dominé par les "matheux" et leur vision logico-mathématique de l'agôn.
(comme disait Léo Ferré : "cette suprême intolérance du chiffre avant la lettre...")
Alors pourquoi n'ai-je pas mis la note maximale à "Carlton House", regroupement de 5 enquêtes, que voici ?
1. "La Fin d'un néphaliste"
2. "L'assassin habite au 221" (enquête de Thomas Cauet et non des auteurs originaux, enquête inédite dont je parle à la fin)
3. "La Débutante défenestrée"
4. "Le Colonel en retraite"
5. "Le Triple Homicide"
Qui se lance dans "Carlton House" après les 10 enquêtes de la boîte de base (boîte N°1 dans l'édition Space Cowboys) va trouver sans doute que les défis déductifs y sont globalement plus simples (une enquête = un nœud résolutif et un seul, parfois très astucieux), ce qui n'est pas nécessairement un défaut en soi. Mais il m'a semblé qu'il manquait aux quatre enquêtes des auteurs originaux un ingrédient essentiel à l'épatante réussite des dix premières enquêtes. Il m'a semblé qu'il leur manquait quelque chose comme de la générosité dans la narration...
"SHDC" est autant un jeu narratif qu'un jeu logico-déductif. Son attrait ludique repose sur une subtile alchimie entre ces deux pôles, alchimie que les auteurs m'ont semblé peiner à retrouver. À l'exception peut-être de "La Fin d'un néphaliste", la narration ici se fait inexplicablement plus laconique, les ambiance plus sommaires et donc un peu moins prenantes, les motivations des personnages plus schématiques, réduisant in fine "SHDC" à un jeu de casse-tête au charme amoindri.
Difficile d'en dire plus sans dévoiler le contenu de ces histoires...
Les bonnes idées ne manquent pas pourtant, mais elles sont développées avec moins de rigueur et côtoient des choses moins inspirées. Les intrigues se font plus linéaires et approximatives (pas d'histoires secondaires, de fausses-pistes ou de bifurcation narratives, des à-peu près ici et là...). Le plan additionnel, censé renouveler l'expérience de jeu (en apportant un côté Cluedo), reste sous-employé.
Rien qui suffise à gâcher le plaisir (pas de bugs à proprement parler), mais rien qui contribue non plus à le décupler.
L'impression que j'en retire est la suivante : ici l'invisible et pourtant gros travail de réécriture de l'éditeur Ystari n'a pas été aussi poussé que sur la boîte de base. La finition s'en ressent.
Heureusement, tant du point de vue du défi déductif que de la densité narrative, la diabolique enquête de Thomas Cauet ("L'assassin habite au 221") justifie à elle seule l'achat de "Carlton House". Le plan du manoir y est enfin exploité à fond les ballons !
Incomparablement plus consistante que les autres, elle est le sommet du cycle "Carlton House" à mes yeux, et assurément une des meilleures enquêtes de "SHDC" tout court (bel exploit), l'auteur parvenant à garder toutes les qualités de sa première enquête "La Rançon du diable", sans les défauts. Complexe, parfaitement logique, gratifiant.
Bon. J'ai l'air de faire ma fine bouche mais qu'on ne s'y trompe pas : "SHDC" reste "SHDC", c'est-à-dire résolument indispensable !