Longtemps, j'ai attendu The Crew. Du moins ce jeu qui viendrait réévaluer la place du genre "jeux de
plis" dans l'imaginaire des joueurs hardcore et sur les tables des cafés ludiques. Grand fan de Tarot,
de Coinche et de multiples déclinaisons modernes (les 7 sceaux, Njet) , j'avais du mal à y intéresser
mes partenaires; je ne faisais pas le poids face à des démonstrations de matériel comme Trikerion
ou des promesses de complexité comme Terra Mystica. Les choses ont changé avec The Crew, qui a
remit les cartes sur le devant de la scène. Tant pis si l'élu n'est pas le meilleur de sa génération, s'il n'a
pas la profondeur de Njet ou celle de Tichu; tant pis si le mouvement s'avère éphémère et repose sur
des bases qui ne me plaisent pas trop; tant pis si j'aurais aimé être le prescripteur de ce mouvement
et que j'en suis réduit à faire le ronchon complètement dépassé; l'essentiel, c'est qu'il s'est passé
quelque chose avec The Crew. Enfin.
Précédé d'un buzz important, presque disproportionné, et faisant craindre des déceptions à venir, il
n'a pas, du moins dans un premier temps, échoué à convaincre. La liste des nominations et des prix
a quelque chose d'impressionnant: As d'Or, Kennerspiel, Fairplay, Deutscher Spiele Preis, Tric Trac de
Bronze il semble avoir tout raflé cette année-là. (Jusqu'au ridicule: Dragon Awards Best Science
Fiction game or Fantasy Board Game Nominee, sérieux ??; Golden Geek Most Innovative Board Game
Nominee, vraiment ???). La liste des couvertures de magazine (Plato, Spielbox je crois, et d'autres),
suffit à le placer sur la carte, en effet, aucun magazine n'avait fait sa une sur un jeu de cartes depuis
l'anniversaire de Wizard au moins. Que dire après ça ? Le phénomène ayant été tellement largement
documenté, je ne vais pas vous faire l'affront de vous raconter de quoi il s'agit, ni de vous expliquer
les règles, ni vous affirmer qu'il est très bon, qu'il vous faut le pratiquer, que vous devez l'avoir, lui et sa
suite. Que c'est une formidable passerelle entre des publics avertis et des joueurs de jeux de cartes -
ce n'est pas le seul, mais celui-ci vous le trouverez un peu partout, donc. Je vais plutôt vous parler ici
de mes difficultés et de ma réserve.
Je ne trouve pas meilleure comparaison pour expliquer l'ambivalence que j'entretiens avec The Crew
que la situation suivante. 1992. Vous avez 15 ans. Vous écoutez du punk et du métal. Vous en parlez
autour de vous, mais tout le monde s'en cogne; ils sont sur autre chose. Ambiant, Acid, Raves, ce
genre. Le premier album de Rage Against The Machine sort, et même sur une vieille cassette
repompée vous sentez qu'il se passe un truc. Et vous prenez ce truc en pleine face. Bombtrack. Know
Your Ennemy... Direct dans le bide. Bien plus que le Black Album, très maitrisé, et encore plus que
Nevermind, ambigu, il y a quelque chose qui vous prend aux tripes. La guitare de Morello, la section
rythmique, la place de la basse, le chant de De La Rocha. Ca parle à vos hormones, c'est précieux.
C'est unique. Vous chérissez ce groupe, vous lisez les notes de pochettes. Le monde devrait
absolument connaître ça, c'est eux qui devraient être au to plutôt que les autres.
2001, votre vœux est réalisé. Le groupe est connu dans le monde entier, même s'il a splitté un an
avant. Bientôt, mais vous ne le savez pas encore, le moindre concert obscur de la reformation du
groupe, de Sao Paulo à Gandst, fera l'objet d'une documentation sur un téléphone portable
tremblant. Plus d'intimité et de mystère. Des gens qui regardent une machine regarder le concert,
des groupes machiniques qui font les mêmes blagues et les mêmes stage diving à Béziers ou
Kharkov, comme des fonctionnaires des impôts.
Donc, nous sommes en 2001, vous êtes dans un mariage, ni plus ni moins mauvais que les autres.
C'est un pote de votre âge, vous n'aimez pas ses amis. Et là tout d'un coup, la disco s'arrête, les
lumière s'éteignent, il se passe un truc. Vous reconnaissez cette putain d'intro, elle est gravée dans
votre corps: l'ouverture de "Killing in the name"... Bon sang!!! Et là... vous voyez que les demoiselles
d'honneur, qui sont allées se déguiser et se maquiller les yeux au khôl, font une chorégraphie, un
hommage aux goûts de votre pote. Scène assez drôle, qui ouvre le "moment rock" de la soirée. Un
prétexte, un segment, pas du tout la folie qui vous a saisi en entendant la première fois ces lignes de
basse. L'infamie est telle qu'après passe votre second morceau préféré: In Between days des Cure.
Vous êtes partagés: c'est super d'écouter du rock, c'est tellement mieux que la disco italienne, c'est
plutôt bon; raisonnablement ivre, vous pourriez danser un peu; cela ferait un "sujet discussion" avec
la voisine goth aussi mutique que vous: "- Tu sais, j'aurais vraiment trop aimé voir leur tournée US
avec le Wu Tang Clan - Qui ? - Le Wu Tang... - Hein ?... Non rien... " Bref, t'es content d'entendre TON
groupe, mais ce qu'ils en font, c'est fondamentalement impur, ça ne mène à rien. Otez vos sales
pattes de là !
The Crew, c'est un peu la même histoire. Un genre indé, marginal, dont vous vous pensez le
spécialiste, que vous vivez dans un relatif isolement, ici le jeu de cartes, est approprié par la masse,
pour devenir un objet pop. On trouve "votre truc" partout, c'est devenu Le truc, mais vous n'en avez
soudainement plus envie. Il faut se rappeler la situation d'avant The Crew. Le plateau régnait depuis
au moins vingt ans. Jamais nous ne jouions vraiment aux cartes, à mon plus grand désespoir, parce
que j'adore ça. Jamais le jeu de cartes n'agitait les forums. J'avais un groupe - RIP - qui n'était pas du
tout branché, avec qui nous pouvions essayer des trucs.
Au mieux, nous avions des "petits jeux de cartes malins", des "trucs de vieux", et des propositions que
j'amenais aux soirées, totalement injouables parce que trop sophistiquées (Mü), hors des standards
et hors des radars. Frank's Zoo par exemple. Le Roi des nains et quelques autres on brièvement percé.
La situation était légèrement différente en Allemagne, visiblement, qui avait une belle production, un
prix spécial, et c'est d'ailleurs peu étonnant que The Crew vienne de ce creuset. A Plato, tout le
monde se battait pour le dernier Feld, me laissant le champ libre pour ratisser tous les services de
presse (Ugo!, ce genre de choses...). Cela aboutissait à des chroniques secondaires, jamais de
couvertures. Et puis The Crew est arrivé, et à un moment donné il était dans tous les mariages, les
gens théorisaient même dessus, faisaient des vidéos, des extensions. Bref, The Crew me fait un truc
comme ça. C'est chouette, ça me fait plaisir qu'on parle, qu'on joue, que les jeux de cartes reviennent
sur le devant de la scène, je crains que cela ne soit qu'un moment "jeu de plis" qui n'ouvre pas sur
autre chose. Mais le fait que ce moment ait existé est déjà bien.
Pour ajouter à la longue liste de mes erreurs d'appréciations critiques et économiques, je l'ai d'abord
regardé avec beaucoup de mépris. De loin. C'était avant de le pratiquer vraiment, en profondeur et
de reconnaître son génie. Un génie qui, chez The Crew tient moins à son originalité qu' à un
assemblage d'éléments simplissimes: le jeu de pli, le jeu de contrats (Wizard, les sept sceaux), le jeu
de collaboration, une dimension narrative, les contraintes de communication. Ce qui est fascinant,
c'est de constater à quel point chacun de ces éléments est en soi très pauvre voire totalement
ridicule. la structure du paquet est classique, peu inventive et limitée (4 couleurs, 4 atouts, des séries
peu longues), la collaboration est limitée à l'objectif de remplir des contrats, l'histoire est ridicule.
D'autres jeux ont fait tellement mieux dans chacun de ces registres, mais personne ne les avait
assemblé comme The Crew le fait. Et cet assemblage fonctionne parfaitement bien, sur des petits
détails, le carnet de note par exemple. Moins + Moins = Plus. Banalité + Banalité = Originalité. On
bouscule un peu les référentiels. Dans les éléments qui font cette alchimie, réalisation graphique
n'est pas en reste, et participe de cette bonne ambiance. Tant et si bien que même si l'on peut
émuler The Crew avec des éléments fabriqués maison, cela ne vaut pas le coup. Autant le trouver
d'occasion, cela ne fait pas de différence avec un pack de deux jeux de cartes et une cartouche
d'imprimante.
Passées les missions tutorielles, qui soulèvent quelques bâillements quand même, on se laisse
prendre. Les manches sont extrêmement fractionnées (c'est assez désagréable, la montée en
tension n'est pas la même que pour d'autres jeux) pour des parties qui durent assez longtemps
(parfois même sur des sessions longues, sur plusieurs jours rapprochés, car on a envie d'aller au
bout). Les contraintes de communication sont parfois allègrement contournées pour peu que le
groupe soit un peu excité. Cela ne repose pas que sur la chance de la distribution, même s'il y a des
situations impossibles. Cela mobilise la technique ou l'impression de la technique. Bref, The Crew,
c'est une expérience qui a su s'adapter au temps présent. Un gagnant. Et tant pis si ce n'est pas le
meilleur jeu de plis, ni le meilleur coop, ni la meilleure histoire. Tant pis si des mecs délirent jusqu'à le
nominer dans la catégorie meilleur jeu de science fiction de l'année. C'est celui dont les gens ont
envie, et c'est un moment extrêmement plaisant. Tout snobisme bu, je peux le dire: j'aime The crew. Il
est indispensable sur toutes les bonnes tables. Je crois que j'ai envie de le regarder comme cela,
comme je regarde maintenant des groupes de gamins qui n'étaient pas nés en 1991 reprendre avec
ferveur et fougue, et avec une section rythmique approximative, mes hits préférés de l'époque.
Avis qui semble plus avoir l'air d'être fait à l'écoute de Cocaïne in My Brain qu'à l'intersection de la disco italienne et de RATM mais qui a vraiment été publié sur le site Ludigaume (2021) avant le split.