Quand on rencontre Twilight Struggle pour la première fois, difficile de réprimer un certain
scepticisme, voire une légère appréhension. Forcément: le jeu a acquis au fil du temps une aura très
particulière, un statut d'exception. En témoigne, par exemple, cette place, remarquable, de numéro 1
sur le site BoardGameGeek, à la fois dans les classements "plateau" et "wargame". Mais tout cela
n'est-il pas légèrement exagéré ? Quand on s’attable devant lui, comment ne pas avoir cette
question présente à l'esprit ? Surtout sept ans après sa sortie. Fort heureusement, une part de cette
aura mythique cède assez vite, et l'on ne peut que constater, après une partie, qu'il est finalement
assez "normal", plus "terrien" qu'on ne l'imaginait. Des éléments étrangement familiers sont présents,
auxquels s'ajoutent des failles, des accrocs, des reproches qu'on peut lui adresser, des moments qui
font rupture dans sa continuité... Ce n'est qu'un jeu après tout, et cela en rend l'abord plus facile,
moins intimidant.
Il est d'ailleurs étonnant de constater à quel point, situé dans un entre-deux stylistique, il possède
des caractéristiques qui auraient pu être de nature à heurter les publics qui l'ont élu et provoquer
chez eux un fort rejet. Situé à une échelle grand-stratégique, forcément réductionniste dans sa
tentative de figurer quarante ans d'histoire avec cent cartes, très abstrait dans la représentation des
combats, prenant des libertés avec la géographie et l'histoire, il avait de quoi heurter fortement les
amateurs de wargames un peu scrupuleux. Si représentation historique il y a, elle est à la fois plus
poussée dans sa mise en scène que dans bien des jeux "européens", mais certainement plus frustre
que dans les jeux d'Histoire. Autrement dit: le thème est très présent, mais d'une manière assez
paradoxale, se concentrant sur l'ambiance et quelques évènements forts qui ont jalonné la période
plus que sur un quelconque développement chronologique. Dans cette perspective, l'épisode de la
course à l'espace peut sembler un peu plaqué, peu fouillé en tout cas, et un peu rapidement
expédié.Par ailleurs, certains lui reprochent d'être assez "tramé" dans son déroulement, laissant des
marges de manœuvres réduites, paraissant énormes à certains mais insuffisantes pour d'autres.
D'autre part, possédant, dans sa première édition au moins, un matériel assez rudimentaire, et
intégrant une dose importante de hasard, il aurait pu dérouter les amateurs des productions à
l'allemande, habitués à d'autres standards en matière de prix, de contrôle, comme d'épaisseur de
tuiles. Et pourtant, ce fut, dès les premiers temps, un franc succès. Voire, c'est aussi une manière de
voir les choses, un acte fondateur.
La version qui a cours actuellement, que ce soit celle qui fut traduite dernièrement en français ou
celle en langue anglaise, est la troisième édition, dite "deluxe". Encore fallait-il entendre: "de luxe si on
le compare aux standards du wargame", car, malgré le prix élevé, le matériel est assez restreint. Un
plateau de jeu représentant une carte du monde; des cartes représentant des évènements
historique et diverses informations; des dés; des marqueurs. Le plateau cartonné ("mounted map")
est une grande réussite esthétique. Les cartes pourront être plus discutées, mais elles sont d'une
qualité matérielle irréprochable. Le livret de règles américain, organisé à la GMT, soit de manière très
spartiate, laisse apparaître quelques éléments que les traductions françaises successives n'ont pas
forcément pris le temps de restituer. En particulier, la description patiente de l'ensemble des cartes et
de leurs implications historiques venant expliquer leurs effets, signe d'un travail de documentation
remarquable. Il est assez passionnant de lire cela comme une introduction aux premières parties. De
la même manière, les design notes, nous éclairent sur la tonalité très "eurogames" de l'ensemble.
Avec l'épique citation de Kennedy qui ouvre le livret, il n'en fallait pas plus, a pour que je sois conquis.
Cette histoire est bien connue dans sa dramaturgie principale, moins dans ses replis: au sortir de la
seconde guerre mondiale, les deux superpuissances se battent pour dominer le monde, via des
théâtres d'opération excentrés. Asie, Afrique, Moyen Orient, Amérique Latine, sont à feu et à sang. On
se trouve souvent au bord du chaos, et un rien peut faire basculer les choses. La guerre froide: une
belle oxymore! Cela oblige à un affrontement indirect, par ricochets, par zones d'influences. Tout
cela, le système de jeu le restitue parfaitement, de même que la subtile tension qui nimbe
l'ensemble, la nécessité de construire à long terme tout en étant obligés de rendre coup pour coup,
de réagir vigoureusement quand un pays bascule, l'incertitude sur les plans adverses, les stratégies
à plusieurs bandes, l'impression, parfois, d'être vraiment proche du chaos, etc. L'échelle DEFCON
(risque nucléaire) en est une parfaite illustration. La carte est ainsi divisée en grandes régions /
zones d'influence, dans laquelle les pays sont connectés entre eux. Chaque pays a un "facteur se
stabilité" qu'il faudra égaler si on veut en prendre le contrôle. Certains pays, soulignés en rouge, sont
plus sensibles. Quand la partie commence, en 1945, le monde est répartit de manière tri-polaire:
zones acquises au Russe, comme la Corée du Nord, zones favorables à son adversaire, comme
l'Angleterre, ainsi qu'une large de pays neutres qu'il faudra conquérir. Certains, du fait de leur
instabilité, seront beaucoup plus sensibles aux manœuvres politiques et aux coups d'état que
d'autres. Au centre, l'Europe, partagée en deux, est une zone dans laquelle il est extrêmement difficile
d'opérer, puisque dès que la tension monte d'un cran, les coups d'état et les ré-alignements ne sont
plus possibles. Elle est pourtant d'une importance fondamentale. Comme on le voit, de bout en bout,
les mécanismes sont vraiment au service du récit. D'ailleurs, ce type de traitement d'un thème
abordant un sujet contemporain était assez nouveau à l'époque, d'autant que nous étions au
sommet d'une vague valorisant les jeux à l'allemande et le placement d'ouvriers dans les châteaux.
Cela, n'en doutons pas, aura probablement contribué au succès.
La pratique commence par une très agréable surprise: alors qu'on s'apprêtait à se confronter à un
monstre, l'on se retrouve à appréhender des règles bien plus simples et compréhensibles que prévu.
Ainsi, cela peut étonner, mais l'abord de la première partie est largement plus simple que bien des
jeux de plateau, comme, par exemple, Fortune de Mer ou Vinhos. Qui plus est, même s'il est difficile
de saisir d'emblée l' ensemble de ses implications, les manipulations de base sont finalement très
simples. Cela provient du fait que, souvent décrit comme étant d'un genre donné (Wargame, Card
Driven Game), le jeu est en fait le fruit d'un métissage, entre plusieurs écoles. En conséquence, on y
retrouve des choses passées; on est en terrain "relativement" connu. Ce qui est nouveau n'est pas
tellement à rechercher dans l'invention mécanique, mais plus dans un art de la synthèse. Les deux
systèmes principaux qui font fonctionner le jeu lui préexistaient, mais leur association est assez
nouvelle et surprenante, et l'assemblage fonctionnel et harmonieux. Il est frappant de voir à quel
point, dans les deux cas, thème et mécanismes semblent s'être parfaitement adaptés l'un à l'autre,
si bien qu'on ne voit pas trop les coutures ou les raccords. Le système "card driven", le plus visible,
trouve dans ce nouveau thème, une incarnation qui semble parfaitement naturelle. Moins visible,
moins souvent évoquée, la trame d'un jeu de majorité, tout ce qu'il y a de plus abstrait, sous-tend
l'ensemble. La dimension d'affrontement, implicite et refoulée dans les jeux de majorité est ici plus
apparente. Ces principes bien connus, assez désincarnés d'ordinaire (prendre des majorités, les
assurer, les décompter) sont cette fois au service d'une histoire bien plus complexe.
Pour résumer grossièrement, le système "card driven" consiste à gérer des mains de cartes plus ou
moins favorables. A chaque tour les joueurs alternent les actions en jouant chacun leur tour une
carte de leur main. Celles-ci représentent un évènement historique (élection de De Gaulle, pacte de
Varsovie, blocus de Berlin, bourbier du Vietnam, avènement de Castro, création de l'Opep etc), qui
est soit neutre, soit favorable a l'un ou l'autre camp. On y trouve également une valeur en points
d'opération (1 à 4). Une carte peut être jouée soit pour déclencher un évènement (si elle est de son
camp ou neutre), soit pour ses points (tout le temps). Si on joue une carte "adverse" pour les points,
l’évènement a quand même lieu et est résolu. Et il n'est pas possible de l'empêcher, sauf à
temporiser en la gardant en main en fin de tour, et en espérant la sortir dans un contexte moins
défavorable, soit en l'utilisant dans la course à l'espace. Certains évènements, quand il ont eu lieu,
sont écartés définitivement, d'autres pourront revenir quand la pioche sera rebattue. Il faudra
d'ailleurs veiller à être particulièrement attentif à ces mouvements. Le sel et le piment de ce type de
jeu réside dans le fait de jouer les pires cartes dans les meilleures conditions -- quand elles n'ont pas
d'impact ou un impact minime, ou de laisser l'adversaire déclencher celles qui nous sont favorables.
On cherchera en général, dans leur pose successive, à en potentialiser les effets, en particulier, celles
provoquant des décomptes intermédiaires, qui devront être jouées au moment où l'on est à l'acmé
de sa domination dans une région.
Avec les points d'opération, il est possible de réaliser quatre types d'actions:
- influence: placer des points d'influence dans une zone où vous êtes présents / à laquelle vous êtes
connecté par un pays où vous êtes présent. Pour contrôler un pays, il faut égaler son niveau de
stabilité, ou dépasser l'adversaire d'un nombre de point équivalent à ce niveau. Arrivé à ce point, il
est plus difficile pour l'adversaire de s'y installer.
- ré-alignement: quelque part entre la guerre idéologique et la purge, cette opération risquée
permet d’enlever des points adverse, mais peut se retourner contre vous. Elle est souvent un peu
sous-estimée au départ, alors que c'est en fait une arme puissance.
- coup d'état: enlève des points adverse et en ajoute pour vous. S'il a lieu dans un pays sensible, il
peut contribuer à faire monter la tension d'un cran sur l'échelle DEFCON.
- course a l'espace: peut donner des points de victoire et des bonus tant que votre adversaire n'est
pas a votre niveau. Mais elle permet surtout d'évacuer une carte nocive.
Les cartes sont divisées en trois paquets, correspondants à trois phases de la guerre. On commence
avec le premier (early war), puis on intègre les autres au fur et à mesure, introduisant de nouveaux
évènements et décomptes. Au fil des évènements et des opérations militaires, le monde va peut à
peu se remplir des symboles des deux pays, en rouge et bleu, sans qu'il soit vraiment évident de
distinguer qui est en tête. Du moins quand on commence. Surtout que la valeur des régions va
osciller dans le temps. Au début, par exemple, Afrique et Amérique du Sud ne sont que de peu
d'intérêt, mais au fil du jeu, il faudra les prendre en compte. En effet, à différents moments du jeu, des
cartes Décompte, incluse dans le paquet, demanderont à ce que l'on détermine les majorités
obtenues dans une zone donnée. Cela se fait selon un système, lui aussi emprunté à un autre jeu, où
l'on différencie la Présence, le Contrôle et la Domination. Puis à la fin du dixième tour, un décompte
global de l'ensemble des zones aura lieu. Ce n'est là qu'une des manière de parvenir à la victoire, en
augmentant ses points. Il est possible également de le faire en tenant complètement l'Europe -- ce
qui en fait une zone particulièrement sensible -- en forçant l'adversaire à déclencher la guerre
nucléaire. Cette fin de partie peut arriver,si l'on n'y prend pas garde, de manière brutale et
potentiellement décevante. D'ailleurs, c'est assez souvent les cas dans les premières parties. Mais,
une fois intégrée, le grand intérêt de cette dimension, qui peut paraître injuste et mal construite au
premier abord, est qu'elle laisse planer par la suite une grande tension. Une grande tension qui
restitue parfaitement l'ambiance de l'époque, du moins telle qu'on la fantasme. De la même
manière, la place accordée au dés dans les ré-alignements, les coups d'état, la course à l'espace,
pourra surprendre et irriter les joueurs habitués à plus de contrôle, surtout dans le cadre d'un jeu
aussi long et stratégique. Cependant, le hasard permet de souligner l'imprévisibilité de l'histoire.
Qu'est-ce qui sépare, par exemple dans le débarquement raté de la Baie des cochons, la réussite de
l'échec ?
J'en suis, pour l’instant, à la découverte, vraiment au tout début. Mais je sais déjà que c'est un jeu qui
m'accompagnera longtemps. La saveur historique, l'asymétrie, la grande concentration que
demande le jeu à deux, le ratio simplicité-stratégie, les multiples possibilités offertes, la durée
raisonnnable le situent dans un créneau que j'aime beaucoup. Les choix sont permanents et très
"ludiques", en particulier sur la manière de gérer au mieux sa main et de construire patiemment sa
domination. L'interactivité est directe et puissante. Qui plus est, le système de jeu, très découpé,
installe un rythme assez agréable. Surtout, c'est un jeu "long en bouche": chacun découvrira au fil du
temps des subtilités qu'il ne comprenait pas au premier abord. Par exemple, une bonne
connaissance des cartes incite à ne pas se placer en vain dans certains pays, comme le Japon où
Cuba, quand on sait qu'un évènement peut encore avoir lieu. On apprend aussi, selon le camp
auquel on appartient, que chacun aura son heure. En effet, le jeu est asymétrique y compris dans
son déroulement historique. Il procède par vagues. On ne fait pas des gros écarts de points, en tout
cas jusqu'au décompte final. En particulier parce que dès qu'un différentiel de vingt point signifie une
défaite immédiate, ce qui oblige parfois à un certain opportunisme. On apprend aussi à se méfier
des situations de mort immédiate qui peuvent advenir de manière très brutale (la carte Wargame,
l'échelle DEFCON au deuxième échelon, la carte donnant un point d'opération à son adversaire) et
surprenante. La manière dont les pays sont connectés/séparés est très intéressante aussi, et l'on ne
perçoit les points de blocage ou d'attaque, de même que l'intérêt des ré-alignements, que
tardivement. Et l'on découvre, par exemple, que des pays qui semblaient mineurs ne le sont pas
toujours du fait de leur situation géographique. Arrivé à ce stade c'est un plaisir de tenter de lire le
jeu adverse: s'il se place au Moyen Orient, est-ce parce qu'il a la carte OPEP ou pour provoquer le
décompte ? Comment neutraliser ses efforts ? Plus ample et plus subtil que 1960 Kennedy contre
Nixon, ne serait-ce que parce que les cartes font retour et obligent ainsi à une gestion des
évènements plus fine, moins complexe que Labyrinth, il demandera cependant un certain temps
pour atteindre sa plénitude. Mais, dès les premières parties, on prend énormément de plaisir. Ce jeu,
bien qu'il ne soit certainement pas sans défaut, est vraiment superbe.
POST SCRIPTUM:
De sa première édition, en 2005, jusqu'à sa récente version française qui vient porter dans notre
langue les avancées de la troisième édition dite "deluxe", Twilight Struggle, tout en restant
sensiblement le même, est passé par de nombreuses incarnations. Au fil des trois éditions et des
nombreux retirages, les révisions, l'ajouts de nouvelles cartes, l'introduction d'une variante, la refonte
du matériel pour le porter vers des standards auxquels sont habitués les joueurs de plateau, ont
apporté des transformations qui tenaient compte de quelques imperfections initiales et l'ont
transformé peu à peu. Il y a donc des variations de l'une à l'autre, qu'une recherche patiente vous
aidera à comprendre.
Plus que jamais, donc, il conviendra donc d'aborder avec précaution et réserve les très nombreux
commentaires et avis définitifs qu'on peut trouver sur le net, en particulier concernant le déséquilibre
en faveur de l'un ou l'autre. Il faudra sans cesse relativiser en prenant en compte plusieurs éléments.
En quelle année ce commentaire à-t-il été proposé ? Qui parle? Un amateur de wargame ? Un
plateauiste ? Est-ce que, comme ici, l'auteur n'en est qu'à ses débuts ? Sur quelle version porte ces
reproches concernant le matériel? Et ces remarques sur l'équilibre des forces ? Et ces
questionnements sur la force de telle carte ? Cela sera également valable au moment de l'achat,
que vous cherchiez une version d'occasion, ou que vous cherchiez à acquérir une version française.
1 commentaire
Contrairement à ce que la date de publication de cet avis pourrait laisser espérer, je ne dirais rien de
la version française sortie il y a quelques semaines. Bien qu'elle soit identique, dans son contenu, à la
troisième édition dite "deluxe", et bien que les fautes de français qui la parsèment aient été
longuement décrites sur un forum spécialisé, il m'est difficile de me faire un avis. Et il est peu
probable que j'en fasse l'acquisition. Les avis sur celles-ci semblent mitigés: les quelques
informations parsemées sur le plateau ne sont pas traduites; quelques cartes et les règles souffrent
de fautes de français. Le tout "reste jouable" -- ce drôle de mot!-- pour certains, mais s'avère
rédhibitoire pour d'autres. Vous vous ferez votre avis.