Ca faisait longtemps que je guignais ce jeu sans oser me décider. Trouvé finalement d'occasion pas trop cher, je me suis résolu.
J'ai été de prime abord déçu, sans que mon jugement en soit cependant affecté.
D'abord, je m'attendais, à y trouver une once non négligeable d'originalité. Au final, on a affaire à un jeu en deux phases où il s'agit 1 - de préparer la phase suivante (via un pseudo système d'enchère) et 2 - de se lancer dans la phase dite de voyage qui devrait, si l'on a bien calculé son coup, se passer sans trop de douleur. De ce point de vue, rien de révolutionnaire.
Ensuite (mais ça j'y étais préparé), la règle est mal foutue, laissant souvent la place à l'ambiguité par de multiples imprécisions. Il faut bien lire et relire la règle, et ne surtout pas hésiter à consulter les FAQ sur le sujet, disponibles sur Ludism ou Board Game Geek. Mais même blindée par ces corrections, la première partie reste fébrile. On a souvent recours à la règle, que ce soit pour se mettre d'accord sur tel ou tel point, ou pour suivre l'ordre d'exécution des séquences, peu fluides au début et pas forcément intuitives. Mais ça s'arrange avec la deuxième partie.
Tout n'est cependant pas si sombre dans les provinces du Yunnan car contrairement à la plupart des jeux de gestion, il existe des facteurs perturbateurs bienvenus permettant de glisser quelques petits coups de trafalgar fort savoureux, tels que la visite de l'inspecteur ou le fait de pouvoir éjecter un adversaire d'une place convoitée (à condition toutefois d'avoir suffisamment d'influence), lui faisant ainsi perdre quelques points de victoire précieux. Il faut bien calculer son affaire, mais cela ajoute indéniablement du piment sans pour autant vous sécher pour le reste de la partie. Tout cela est d'ailleurs assez bien dosé.
Bien dosé également la palette de choix tactiques, ni trop touffue, ni trop simpliste. On ne se perd pas en conjecture, mais on calcule pas mal car les options qui s'offrent à vous, si elles ne sont pas légions, sont souvent relativement équivalentes en terme de points. Tout se jouera par conséquent au millipoil, vous permettant de grappiller quelques points supplémentaires, mais qui, au fil des manches, prendront sensiblement du poids dans la balance. Donc oui, Yunnan est un beau jeu bien balancé d'où la chance a été littéralement bannie !
De plus, il est assez immersif. L'illustration bien sentie permet de réhausser l'impression de mettre progressivement sur pied une véritable expédition. La réalisation de vos actions en seconde phase est libre (on fait autant d'action que possible dans n'importe quel ordre) ce qui vous offre à la fois la possibilité de suivre la ligne directrice que vous vous êtes fixée, tout en étant à même de saisir une opportunité, voire de limiter au passage les effets d'une crasse adverse. C'est solide, bien étudié. On sent que la bestiole a été testée et bien testée.
Bien d'autres petits détails se révèlent astucieux, comme cette histoire d'influence évoquée plus en amont. Plus vous êtes influent, plus vous pourrez chasser les autres de certaines provinces, et moins vous pourrez vous-même vous faire déloger, mais vous encourez alors le risque de voir débouler ce diable d'inspecteur qui prendra un malin plaisir à vous renvoyer dans vos pénates. Subtil est ce jeu !
Dans le même ordre d'idée, il y a différentes manières de gagner, contrairement à ce que pourraient laisser imaginer la lecture des règles ou les premiers tours de jeux. Ce n'est pas le joueur qui atteindra les régions les plus éloignées de Pu'er qui l'emportera nécessairement, pas plus que celui qui accumulera le plus de yuans. Point de "plus de plus de" : un calcul finaud et une stratégie discrète peut tout à fait se révéler être la clef de la victoire. D'ailleurs, une avance sur la piste de score n'est jamais acquise. Cette "course au thé" relève d'avantage du marathon que du sprint. Admirable !
Enfin, on sent un potentiel fort. Il y a matière à optimiser et optimiser encore. Dur à maîtriser au début, ce jeu ne demande qu'à ressortir pour développer ses saveurs.
Oui, bon jeu, d'une grande finesse, mais pas nécessairement captivant lors de la première partie. La chose s'apprivoise, et il faudra bien une partie pour entrevoir sa profondeur. Comme le bon vin, Yunnan développera ses arômes une fois bien aérée. Là voilà sans doute la plus grande faiblesse de ce jeu : il faut une bonne dose d'opiniâtreté, donc plusieurs parties avant d'en jouir complètement. Ici, point de clinquant ni de tape-à-l'oeil, mais des cols à franchir et des ponts suspendus au dessus du vide. Périlleux ! Mais le voyage vaut son sachet de thé rare et parfumé...