Expérience: 1 partie à trois joueurs.
Première fois que j'essaye un jeu de Martin Wallace, et je suis plutôt séduit par l'esprit. Le jeu en lui-même est velu, c'est du gros jeu de société avec des mécanismes bien particuliers et les règles sont longues à expliquer (bien que peu complexes et ne comportant aucune exception, elles sont surtout nombreuses). Le thème colle vraiment bien et ne sent pas trop le plaqué, même si le mécanisme a un intérêt en soi. Les joueurs incarnent des familles puissantes dans le Moyen-Orient du IXe siècle: les Perses et les Byzantins se sont déchirés et affaiblis, tandis que les Sarrasins remontent vers le nord pour imposer la dernière petite nouveauté à la mode chez eux: l'Islam. Selon les joueurs, les Sarrasins pourront raser les deux empires moribonds et faire tomber Constantinople (avançant ainsi de six siècles la fin historique du Moyen-Âge), ou être reboutés hors des frontières byzantines. Il existe une subtilité intéressante et qui colle historiquement: la faction neutre des Bulgares peut attaquer par le nord et prendre Constantinople après avoir fait tomber une ou deux villes grecques.
Le but est de prendre le contre-pied des jeux où chacun incarne un camp: ici on tire les ficelles dans l'ombre, et chaque joueur peut manier soit les Byzantins, soit les Sarrasins, selon son choix (on peut aussi manipuler les Bulgares, qui sont beaucoup moins nombreux et servent surtout à tenter une attaque de Constantinople). Le jeu est au premier abord assez schizophrène, puisqu'on dispose de moyens divisés: un compteur de points de victoire byzantin, l'autre arabe, idem pour les forces armées et les caisses (pas le droit de payer une église byzantine avec la caisse des Sarrasins par exemple).
Le plateau représente la carte du Moyen-Orient: on y retrouve géographiquement le nord de l'Egypte, l'Arabie Saoudite, l'Iran, l'Afghanistan, la Turquie, la Grèce, ainsi que Chypre et la Crète. Le but est de prendre le contrôle des différentes villes, qu'elles soient arabes ou byzantines (les villes perses sont considérées comme neutres et peuvent être envahies par n'importe quelle force au début de la partie). On marque des points de victoire en effectuant de nombreuses actions qui symbolisent l'influence de votre famille: prendre le contrôle de l'Empereur ou du Calife, monopoliser les voies maritimes, renforcer une ville ou une armée, construire une église ou une mosquée, attaquer une ville, etc... Ces points de victoire sont tantôt chez les Sarrasins, tantôt chez les Byzantins (ils ont chacun leur compteur), le plus payant étant de réaliser l'équilibre entre les deux factions. La chute de Constantinople entraine la fin immédiate de la partie et épargne aux joueurs le calculs des points par ville contrôlée: on considère alors que ce sont les Sarrasins qui gagnent, et le joueur qui a le plus de points sur le compteur arabe remporte la partie. Comme on s'en doute, Constantinople est une ville particulièrement dure à prendre, qui inflige beaucoup de dégât à l'armée qui l'assiège.
Au final, un jeu très bien foutu, aux règles fournies et au thème bien rendu (pas assez historique pour être un pur jeu d'érudit, mais toutes les simplifications se justifient parfaitement et servent la jouabilité). On peut simplement reprocher un roleplay un peu douteux (des familles qui contrôlent à la fois les Arabes, les Byzantins et les Bulgares?), et des pions en bois qui donnent au plateau un aspect légèrement austère. On peut réaliser de très grosses uchronies, mais le jeu est suffisamment bien équilibré pour rester dans des rails précis (les byzantins ne peuvent pas utiliser les pistes du désert qui relient les villes arabes entre elles, et les Arabes ont beaucoup de peine à emprunter les voies navigables de la méditerranée). Au final, on a un jeu très bien pensé, à la mécanique intéressante, au thème historique prenant, et qui ne pèche finalement que par son matériel à cause des grossiers pions de bois. Le jeu lui-même se veut original, et il présente deux grands intérêts ludiques: 1) le fait de ne pas jouer un camp contre l'autre, mais chaque joueur contre l'autre ayant à sa disposition les forces des deux camps, et 2) faire une sorte de préquelle aux jeux médiévaux inspirés des Croisades. Avec l'effacement progressif des Byzantins et la montées des Sarrasins dans la région, on est à la source de toutes les croisades des siècles à venir pour reprendre la terre sainte.