Concevoir un jeu de stratégie ayant pour thème la vie des fonds marins, dans lequel les joueurs incarnent des poissons perroquets cherchant à engloutir des coraux défendus par des crevettes, il fallait oser. Grand bien en a pris à Monsieur Richard Breese d'être allé au bout de sa démarche, car son *Reef Encounter* est une véritable perle ludique: l'ivresse des profondeurs tient ici tant au thème, qu'à l'incomparable richesse des mécanismes, qui font de Reef un très grand jeu de stratégie et l'un des tous meilleurs jeux à deux.
Piocher des tuiles de couleur, développer des domaines, gérer leurs conflits: tout ceci aurait peu fleurer bon le *Tigre & Euphrat* réinventé à la sauce madrépore. Bref, un classique jeu de placement, de rivalités et de lutte de pouvoir. Pourtant, *Reef Encounter* n'est pas un jeu intrinsèquement agressif, principalement par le fait que les attaques sont généralement initiées par les joueurs contre eux mêmes. Au delà du jeu de placement et d'affrontements, *Reef* est donc aussi et surtout un jeu de gestion, dans lequel on investit ses ressources pour mieux les rentabiliser plus tard. Un peu comme à *Imperial* on y fait fluctuer les rapports de force, sauf qu'ici l'auto-dégénérescence de ses propres positions est le nerf de la guerre. En ce sens, la comparaison avec *Tigre & Euphrat* est largement infondée, mais qui plus est la très grande originalité de ce système de jeu vient bouleverser les habitudes ludiques.
La liberté d'action offerte dans *Reef Encounter* est en effet immense : pas moins de dix actions possibles par tour, chacune riche en conséquence, avec des choix parfois cruels (à quel moment commencer à ingurgiter ses crevettes, sachant qu’on affaiblit par là-même ses propres positions ?). Alors certes, ce côté contre-intuitif rend le jeu difficile d'accès: la lecture des règles se fait en apnée totale, la première partie est elle aussi une plongée en eaux troubles, et ce n'est qu'à la seconde qu'on s'aperçoit de la richesse de ces fonds marins. *Reef Encounter* est donc un jeu exigeant, qui s'apprivoise sur la longueur, mais qui en vaut vraiment la peine.
L'absence de conflits frontaux font qu’on reproche parfois à Reef un certain manque d'interaction. C'est que là encore, l'originalité dans l'interaction vient bouleverser les usages: elle a trait à la relation au temps et à l'espace. Savoir occuper, bloquer et défendre des positions, influer sur les rapports de force, orienter le timing du jeu par son développement ou ses phagocytages, bloquer les dominances, choisir les bons lots: autant de données essentielles à maîtriser qui vont modeler la physionomie de la partie et lui insuffler son rythme, mais aussi perturber le jeu adverse. D'ailleurs, contrairement à beaucoup de jeux de gestion, qui ont généralement un caractère très linéaire, le temps et l'espace sont ici singulièrement dynamiques, en cohérence avec le thème, poétique à souhait. La vie des récifs est toujours mouvementée: les coraux se développent, s'absorbent ou changent de couleur d'un tour sur l'autre, apparaissent, disparaissent, se téléportent, au gré des méandres d'algues et de crevettes...On sent bien le cycle de la vie marine dans les profondeurs. Et c'est aussi grâce à un matériel proprement sublime et haut en couleurs.
Pour moi, *Reef Encounter* est donc un jeu cérébral, novateur, captivant, qui rejoint sans hésitation mon top ludique, mais qui demande de la patience et de la persévérance avant d'être domestiqué.