Cet excellent "Card Driven " espagnol très accessible et très fluide montre au moins deux choses.
D'une part le jeu de simulation historique s'est si bien popularisé qu'on voit sortir de plus en plus de bons wargames CD jouables en moins de 72 heures et qui ne s'adressent pas qu'à des érudits nourris à l'EPO depuis l'enfance, chercheurs en mathématiques ayant passé toute la semaine à compulser les 96 pages de la règle écrite au format "Annuaire Téléphonique" dans un anglais ultra-scientifique, et prêts à commencer la soirée par le triage des 18962 pions tous ressemblants et tous différents, mais seulement lisibles avec une loupe, supposés tenir par magie sur les hexagones d'une carte épaisse comme du papier cadeau, pliée en 12 et plus vaste que la salle à manger. España 1936 est un authentique wargame très immersif, jouable en une soirée et dont la règle s'apprend en une heure par n'importe qui ayant déjà pratiqué le Card Driven Wargame.
D'autre part l'édition d'un jeu sur la guerre civile par un éditeur espagnol pour un public espagnol prouve que Balthazar Garcon et beaucoup d'autres ont bien fait leur travail, que l'Espagne de la troisième génération commence enfin à faire sa catharsis après les années de plomb du franquisme, et le mutisme officiel de la période récente. La guerre civile n'est plus un tabou, la dé-dramatisation en est enfin possible, les historiens peuvent travailler, et les geeks d'Espagne pousser des pions sans que leurs grands papas ne se retournent dans leur tombe. Tant mieux.
La simulation est intelligente, le jeu me semble équilibré jusque dans son a-symétrie. Le joueur Nationaliste disposant d'un bonus stratégique en tant qu'il a l'initiative puisque c'est l'attaquant historique. Le joueur Républicain a un avantage tactique en tant qu'il contrôle l'essentiel du territoire en début de partie et se positionne après et selon les coups de son adversaire mais il a très peu d'initiative, ayant peu de généraux (la plupart des cadres de l'armée étaient franquistes, évidemment) et des troupes souvent médiocres (beaucoup de milices de militants aussi braves que brouillons et mal équipés).
Les cartes montrent bien que le camp républicain a surtout perdu la guerre par son manque de coordination, de discipline, d'autorité, et les rivalités idéologiques sans fin qui le minaient de l'intérieur comme sur le terrain malgré l'enthousiasme et la générosité des combattants, quand les ennemis fascistes étaient tous unis par une foi, un patriotisme, une même vision de l'Espagne, et surtout un seul chef.
Jouer ce jeu est un plaisir amer. Difficile de ne pas penser aux "ruisseaux de sang" qu'évoque Garcia Lorca dans les rues de Séville, et au "Viva la Muerte" des phalangistes.
Revoyez "Land and Freedom" de Ken Loach.